Avant d’arriver à ce qui nous intéresse, on va y aller doucement, en empruntant des chemins de traverse, comme d’habitude…
Commençons par le doublage, qui repose sur une technique dont le résultat est parfois étonnant. C’est un art involontaire où le «doubleur» renseigne davantage sur sa propre mentalité que sur le contenu du film. Le personnage principal, c’est lui!
Doubler, c’est traduire. Et traduire, c’est (se) trahir. Et c’est vrai, complètement.
Je me suis amusé à regarder quelques productions hollywoodiennes doublées en arabe classique. Le résultat est fascinant. Quand le personnage féminin, visiblement énervé, dit au mâle : «Fuck you! (inutile de traduire)», cela donne : «Anta n’tihazi (tu es opportuniste!)». Et quand le général dit: «On va les niquer ces trous du c…», nous avons droit à «Sawfa noudammirouhoum (on va les détruire)».
Une sorte de paroxysme de l’édulcoration et de l’absurde est atteint lorsque les personnages abordent des détails sexuels ou des questions religieuses. On sent le malaise du doubleur, qui se met sans doute à la place d’un spectateur imaginaire, que les sociétés de doublage/traduction appellent «cible».
Elle est bien piètre l’idée que ces gens se font de leur cible arabe: un enfant ou un adulte immature, chaste, puritain, sourd et pour tout dire bête comme ses pieds. Puisqu’il ne remet jamais rien en question et n’appelle pas les choses par leurs noms. Et cette cible, il faut la protéger, la flatter, la caresser dans le sens du poil, lui servir la même bouillie infâme.
Vous pouvez faire l’expérience avec les telenovelas ou les blockbusters américains, le résultat est le même. De la bouillie. Que veut dire tout cela?
Il y a sans doute un problème de censure qui frappe les mots et les idées: «On ne va quand même pas tout leur dire, on risque l’anathème».
Il y a un problème de caricature: «Notre cible arabe est familiale, elle a les oreilles sensibles et les nerfs à fleur de peau, ménageons-la pour éviter le retour de flamme».
Et il y a peut-être aussi un problème de compétence, les traducteurs ou doubleurs étant payés à la tâche, chronomètre en main: «Allez, plus vite, plus vite, on n’a pas que ça à faire!».
Alors ils traduisent mal, en se mettant (mal, très mal) à la place de l’autre. Le pire, c’est qu’ils croient bien faire…
Maintenant, toute cette affaire serait anecdotique si elle ne touchait à une question de fond. La traduction est l’un des problèmes majeurs de la civilisation arabe contemporaine, y compris la marocaine. Carrément.
Il faut lire la traduction (quand elle existe) des grands auteurs, romanciers ou essayistes. En passant de l’anglais ou du français à l’arabe, certains textes semblent voyager dans le temps, comme s’ils retournaient en arrière, perdant leur substance et la fièvre qui les habitait…
Au Maroc, la traduction vers l’arabe est l’un des grands chantiers (en souffrance) de la recherche scientifique, surtout en matière d’histoire et de sciences sociales. Ces domaines sont pourtant essentiels pour le développement humain. Ils diffusent le savoir et le mettent à la disposition de tous. Sans eux, nos têtes seraient désespérément vides.
J’ouvre ici une petite parenthèse pour rappeler que la civilisation musulmane a atteint son apogée au moment où, sous les Abbassides, elle traduisait (bien) les traités de philosophie grecque. Eh oui, le rapport de forces entre ici et là-bas n’est pas qu’une question militaire. C’est la circulation du gai savoir qui fait avancer le schmilblick.
C’est pour cela qu’une pointure comme Abdallah Laroui «perd son temps» à traduire. Le besoin est énorme.
Pour ainsi dire, la traduction c’est de l’import-export. Traduire mal, c’est comme importer du caviar et se retrouver avec des billes de gélatine repeintes en noir. C’est criminel.
Bien sûr, on ne va pas jeter la pierre à tous les traducteurs. Certains sont excellents.
Je «chute» encore une fois sur le génial Saïd Seddiki, une fine gâchette que les plus de 40 ans vénèrent, et qui disait que la seule manière de le traduire (en arabe), c’était en justice! Alors que son arabe était excellent. Il plaisantait, bien sûr…