Tomates: une filière agricole qui vire au rouge?

DR

Emblème des exportations agricoles, indicateur de poids dans le panier de la ménagère, la filière de la tomate illustre l'essor qu'a connu le secteur primaire avec ses réussites et ses insuffisances. Zoom sur un fruit-légume devenu symbole de souveraineté alimentaire.

Le 15/06/2022 à 12h03

Concentrée ou fraîche; ronde ou à segmentation; olivettes, cerises, cocktails, en grappes et même aux calibres graduels; en plus, c'est à la fois un fruit et un légume… La voilà, la tomate marocaine, dans tous ses états. Il s’agit incontestablement du primeur phare de nos exportations agricoles. En 2021, ses expéditions ont pesé quelque 566.000 tonnes, selon des données du ministère de l'Agriculture. Et en valeur, la tomate apporte quelque 7 milliards de dirhams à la balance commerciale du Royaume, qui figure dans le top 5 des exportateurs mondiaux de ce produit agricole.

Bien évidemment, c'est l'Union européenne qui représente le premier marché de la «morocco tomato», devenue une référence sur ses marchés de prédilection qui s'étendent également à la Russie et au Canada. Ce produit est d'ailleurs souvent objet à surenchère commerciale, notamment avec les voisins du nord. Pas plus tard qu'en juillet dernier, la toute puissante association des producteurs espagnols (Asaja) a tenté de mettre la pression sur Madrid, afin de renégocier l’accord commercial avec le Maroc concernant les exportations de primeurs, au prétexte qu'il provoque des pertes de 750 millions d’euros à la filière espagnole.

Pression sur les prixMais au-delà des enjeux géopolitiques de ce marché de 130 millions de tonnes –où le Maroc est à peine 15e producteur mondial– c'est dans les souks locaux que la tomate sert de clignotant rouge dans le tableau de bord du coût de la vie. Dans l'imaginaire collectif de la ménagère, l'offre en ce produit est constamment abondante avec, en prime, un prix toujours abordable. Néanmoins, cette année, le produit phare de la cuisine marocaine n'a pas échappé à l’inflation, atteignant un record, en avril dernier, dans certains marchés de quartiers où maticha a flambé, atteignant jusqu’à 15 dirhams le kilo. Un record conjoncturel tombé dans un cycle de forte pression sur l'offre, pour cause de mois de Ramadan.

Les autorités comme les producteurs ont néanmoins pris les devants pour atténuer cette envolée des prix. Les exportations ont dû être limitées aux seuls contrats engagés afin de privilégier le marché national. Et les producteurs ont volontiers joué le jeu, bien que les ventes locales soient peu rentables.

Près d'un kilo de tomate sur trois produits au Maroc est destiné aux marchés étrangers. «Mais 50% du volume des exportations est constitué de tomates de segmentation. Comprenez les petits calibres (3 & 4) ainsi que les tomates cerises, cocktails ou en grappes», nous explique une source proche de la Fédération interprofessionnelle marocaine de production et d’exportation des fruits et légumes (FIFEL). Selon cet interlocuteur, «si ça ne tenait qu'aux producteurs, ils cultiveraient la totalité de leurs surfaces en ce type de produits, très prisés sur les marchés européens et à plus forte valeur ajoutée. De plus, la tomate en général a été supplantée dans les business-model des exploitations agricoles exportatrices par d'autres produits plus rentables, pour ne citer que les fruits rouges».

Selon les professionnels, ce sont les prix pratiqués à l'export qui permettent souvent de soutenir le marché local où les marges ont tendance à se rétrécir. Le mouvement Maan, qui vient de synthétiser des données recueillies auprès de plusieurs professionnels, estime que «l'agriculteur n'a jamais vendu son produit à 4 ou 5 dirhams, mais plutôt à un prix compris entre 2,30 et 2,40 dirhams le kilogramme, faisant le choix de compenser ses pertes sur le marché local par l'ajout d'un à deux dirhams au prix de vente du produit destiné à l’export».

En décidant d'ouvrir les vannes du marché local, suite à la pression sur les prix, l'AFIFEL n'a d'ailleurs pas manqué de s'insurger contre la structure du marché. «Alors que la tomate est vendue à 4 dirhams au marché de gros d’Inezgane, on la retrouve à 12 dirhams dans les marchés des autres régions du Maroc», indique un communiqué officiel, suite à la réunion de cette interprofession qui a décidé de soutenir la décision gouvernementale. La flambée des prix profite donc essentiellement aux intermédiaires, un métier évoluant encore dans l'anarchie, favorisée par une restructuration non encore aboutie des marchés de gros.

Développement & lacunesPourtant, la filière maraîchère (et la tomate) a fait d'énormes progrès depuis la dernière décennie, avec les efforts déployés par le Plan Maroc Vert. Les tomates dites «de segmentation» ont considérablement contribué à la diversification des produits d'exportation et à la création de valeur. Si le volume exporté des cultures maraîchères marocaines a pu franchir, dès 2018, la barre symbolique du million de tonnes, cela est considérablement dû à la tomate, qui a progressé de 65% sur cette période.

© Copyright : Youssef El Harrak - Le360

Mais les exploitations de tomates au Maroc se distinguent par la variété cultivée. Il y a d'abord la tomate industrielle, qui se retrouve en pots de concentré ou de sauce, généralement produites pas loin des centres où les unités de transformation sont installées, comme Marrakech, Beni Mellal ou Meknès. C'est dans cette dernière région où l'on retrouve d'ailleurs un des opérateurs les plus réputés localement: la marque Aïcha qui incarne tout un pan de l'histoire de l'industrie agro-alimentaire du Royaume. «Sur ce segment, le Maroc est en perte de compétitivité, avec l'ouverture du marché aux produits importés plus attrayants avec leur rapport qualité-prix», nous explique un connaisseur du secteur.

De son côté, la tomate de saison que l'on retrouve dans les étalages des marchés locaux est en général cultivée dans les petites fermes situées le long de la côte atlantique, de Safi à Skhirat. Mais il y a surtout la tomate primeur qui peut être produite en plein champ pour compléter les besoins du marché local, mais surtout celle produite sous serres, principalement destinée à l'exportation. Les plantations de celle-ci se concentrent essentiellement dans les régions de Dakhla et du Souss.

Sur ce segment, plusieurs opérateurs ont fait leur apparition sur les dernières années, surtout avec les incitations du Plan Maroc Vert. Les investissements mobilisés dans les cultures maraîchères ont dépassé les 19 milliards de dirhams, dont 13 milliards provenant du secteur privé. «L’Etat accorde des subventions pour les producteurs principalement pour l’installation des serres avec des taux de subvention des armatures qui ont augmenté de 10 à 25%. Les subventions attribuées aux cultures maraichères ont concerné 30.000 ha de goutte à goutte, 4.000 ha d’armature de serre et 9.000 ha de filets», énumère Noureddine Kessa, directeur régional de l'Agriculture à Souss-Massa.

Malgré tout, la filière semble être vulnérable à la lecture du rapport de Maan qui voit dans la récente hausse conjoncturelle du prix de la tomate, une crise structurelle. Schéma de production traditionnel, développement retardé, dérèglement climatique… Beaucoup de facteurs expliquent, selon ces analystes, la stagnation de la production nationale.

Même le rendement de la filière semble être compromis, à en croire Maan, qui estime que le coût de production par hectare peut atteindre les 620.000 dirhams, soit bien plus que les 350.000 dirhams estimés par le ministère de l'Agriculture qui peaufine déjà un nouveau contrat-programme avec la FIFEL. Objectif: maintenir les extensions de cultures maraîchères, qui ont toujours permis de couvrir l'intégralité des besoins du pays en ces denrées qui ne sont pas censées alourdir le prix du panier de la ménagère.

Par Fahd Iraqi
Le 15/06/2022 à 12h03