Taux directeur, inflation, croissance... Les enjeux du prochain Conseil de Bank Al-Maghrib

Abdellatif Jouahri, wali de Bank Al-Maghrib.

Abdellatif Jouahri, wali de Bank Al-Maghrib. . AL MOURCHID / MAP

Mardi 21 juin prochain, le Conseil de Bank Al-Maghrib se tiendra pour la deuxième fois de l’année, et les opérateurs économiques et financiers scruteront de très près la décision qui sera prise concernant le taux directeur, dans un contexte de fortes tensions inflationnistes. Eclairages sur les enjeux de cette importante réunion.

Le 13/06/2022 à 14h32

Les spéculations sont d'ores et déjà lancées à propos de la décision que prendra le Conseil de Bank Al-Maghrib dans une semaine, les uns s’attendant à une hausse du taux directeur pour juguler une inflation qualifiée de galopante, tandis que d’autres tablent sur un statu quo afin de continuer à soutenir la croissance de l’économie nationale, qui sera faible cette année (comprise entre 1% et 1,5% selon les différentes institutions conjoncturistes), à travers le maintien d’une politique monétaire accommodante.

Cette politique monétaire accommodante avait été décidée au Maroc, mais aussi dans les autres économies du monde, lors du déclenchement de la crise sanitaire début 2020 et ses impacts dévastateurs sur la croissance économique. Il s’agissait alors de soutenir, quoi qu’il en coûte, l’activité économique, puis sa relance, en abaissant le coût de l’argent, pour in fine, encourager la consommation et l’investissement.

«En 2020, BAM a baissé à deux reprises le taux directeur, en mars puis en juin, en le ramenant de 2,25% à 1,5%. Ce taux, qui demeure le plus bas historiquement, constitue une composante importante de la politique d’aisance monétaire adoptée par la banque centrale pour faire face aux effets de la pandémie sur l’économie marocaine», rappelle Omar Bakkou, économiste, spécialiste en politique de change au Maroc, contacté par Le360.

Cette politique comprend, outre la baisse du taux directeur, «une panoplie de mesures destinées à améliorer les ressources bancaires (volume et coût), notamment la libération intégrale du compte de réserves monétaires obligatoires des banques auprès de BAM, l’extension à un très large éventail de titres et effets acceptés par la banque centrale en contrepartie des refinancements accordés aux banques, l’allongement de la durée de ces refinancements, etc.», explique cet expert.

Soutenir la croissance ou juguler l’inflation? un arbitrage délicatMais aujourd’hui, la donne a bien changé, et la question de relever le taux se pose avec acuité, dans l’optique d’assurer la stabilité des prix qui est, faut-il le rappeler, au cœur de la mission d’une banque centrale (ciblage de l’inflation à un taux moyen d’environ 2%).

Or depuis le début de l’année, l’inflation se situe bien au-dessus de ces niveaux. La guerre en Ukraine, notamment, a entraîné une envolée des cours des produits de base (hydrocarbures, céréales, métaux, etc.), qui se répercute négativement sur les prix dans les pays importateurs de ces produits, dont fait partie le Maroc.

Les dernières statistiques en témoignent: l’Indice des prix à la consommation (IPC) a enregistré une hausse de 5,9% au cours du mois d’avril 2022, en comparaison avec le mois d’avril 2021, essentiellement tiré par la hausse des prix des produits alimentaires (+9,1%) et celle des prix du transport (+12,4%).

Dans ce contexte, BAM aura la délicate mission d’arbitrer entre deux impératifs, celui de continuer à soutenir la croissance et la création d’emplois (en maintenant le taux à 1,5%) et celui d’endiguer la hausse des prix en relevant le taux directeur.

En mars dernier, la banque centrale avait fait le choix de maintenir le statu quo, estimant que l’inflation enregistrée «n’était pas structurelle» et tablant sur un retour de l’inflation à des niveaux modérés en 2023.

«Au vu des prévisions de l’inflation pour 2022 (un taux de 4,6%, bien au-dessus de la cible des 2%) on aurait pu logiquement penser qu’il fallait augmenter les taux. Mais en face, les chiffres pour 2023 montrent que cette inflation devrait se dissiper, et repasser en dessous de 2%. Nous avons fait converger ces données avec la nécessité de soutenir la croissance. Si nos prévisions avaient montré que l’inflation resterait élevée en 2023, nous aurions relevé le taux directeur», avait alors argumenté le wali de Bank Al-Maghrib, Abdellatif Jouahri, qui avait toutefois précisé que les choses pouvaient vite évoluer: «si la situation exige une réunion du Conseil avant l’échéance trimestrielle, on la fera, pour adapter le plus rapidement possible notre politique monétaire aux données disponibles».

Taux directeur, comment ça marche?Pour bien saisir les enjeux du prochain Conseil de BAM, il est utile de rappeler à quoi sert un taux directeur, comment il fonctionne et la manière dont il agit sur l’économie.

«Le taux d’intérêt directeur est le taux auquel la banque centrale prête de l’argent aux banques. Il est appelé directeur car il est censé diriger les taux d’intérêt sur le marché des capitaux. Diriger les taux d’intérêt sur le marché des capitaux signifie orienter les taux d’intérêt auxquels les banques empruntent de l’argent (taux d’intérêt créditeur) et ceux auxquels les banques prêtent de l’argent (taux d’intérêt débiteur)», explique Omar Bakkou.

«L’impact du taux directeur sur celui créditeur s’opère par le biais du mécanisme suivant: quand la banque centrale modifie son taux directeur, supposons à la baisse, cela signifie qu’elle s’engage à prêter de l’argent aux banques à un taux d’intérêt moindre que celui existant auparavant sur le marché de l’emprunt de l’argent. Par conséquent, les banques vont baisser le taux d’emprunt des fonds (taux des dépôts à six mois, ceux à terme, les comptes sur carnet, etc.)», détaille-t-il.

«Quant à l’impact du taux directeur sur celui débiteur, il s’opère par le biais du mécanisme suivant: quand la banque centrale modifie son taux directeur, supposons à la baisse, cela agit sur le coût total moyen des ressources bancaires, lesquelles sont constituées de ressources gratuites (les dépôts à vue qui sont faits par les clients auprès des banques à taux d’intérêt nul) et de ressources onéreuses (les dépôts à terme). Cette diminution du coût des ressources bancaires exerce une pression à la baisse sur les taux des prêts des banques à l’économie (crédits à la consommation, prêts aux entreprises, taux des bons du Trésor, etc.)», ajoute-t-il.

A contrario, une hausse du taux directeur renchérit le coût de l’argent pour les banques et donc pour les agents économiques (ménages et entreprises notamment) et limite par conséquent leur capacité à emprunter.

Comme le souligne Omar Bakkou, «relever le taux directeur est souvent une décision impopulaire, car cela revient à augmenter le coût de l’argent». Et d'expliquer: «renchérir le prix de l’argent, c’est en fin de compte favoriser les épargnants en défaveur des débiteurs, à savoir, d’une part, les consommateurs qui achètent de l’argent via des emprunts bancaires, pour acquérir des biens d’équipements et des biens immeubles par exemple, et d’autre part, les entreprises qui ont besoin d’argent pour renflouer leur trésorerie ou pour investir».

C’est pour cette raison que pour les banquiers centraux, on parle «d’atterrissage en douceur». Il s’agit de parvenir à une situation où les taux d'intérêt augmentent et la demande diminue suffisamment pour faire baisser l'inflation, sans enrayer la croissance économique et sans aggraver le chômage. Il va sans dire qu’un tel pilotage est très complexe.

Plusieurs banques centrales ont augmenté leur tauxToujours est-il qu’au niveau mondial, dans ce contexte de fortes tensions inflationnistes, plusieurs banques centrales ont déjà entamé un resserrement de leur politique monétaire.

C’est le cas notamment de la Réserve fédérale américaine qui, en mai dernier, a relevé son taux directeur de 50 points de base (pbs), pour faire face à une inflation qui a atteint 8,5% en mars 2022, soit son plus haut niveau depuis 1981.

De son côté, la Banque centrale européenne (BCE) a annoncé, jeudi 9 juin, qu’elle procédera, le 21 juillet prochain, à sa première hausse des taux depuis plus de dix ans, pour tenter de limiter la hausse des prix.

En Afrique, face à l’envolée quasi-généralisée des prix, de nombreuses banques centrales ont également franchi le pas durant le mois de mai. C’est le cas, en particulier, de la Tunisie qui a augmenté son taux directeur de 75 pbs pour atteindre 7%, du Ghana (+450 pbs de base en deux fois pour atteindre 19%), de l’Égypte (+200 pbs pour atteindre 11,25%), ou encore du Nigéria (+ 50 pbs pour atteindre 13%).

«Nous sommes dans une conjoncture inflationniste, avec des taux importants, comme c’est le cas aux Etats-Unis et dans la zone Euro. Donc mécaniquement, l’instrument qu’utilisent les banques centrales, c’est d’augmenter le prix de l’argent pour que cela donne lieu à une émission de crédits et de masses monétaires moins importantes. Ce qui est de nature à limiter la progression des prix et à contrer l’inflation», explique Omar Bakkou.

BAM suivra-t-elle le mouvement? Réponse dans une semaine. Et quelle que soit la décision prise, il faudra se montrer convaincant.

Par Amine El Kadiri
Le 13/06/2022 à 14h32