Une convention fiscale en discussion depuis des lustres, un WhatsApp alarmiste qui évoque des peines de prison, un communiqué minimaliste du fisc sur l’échange des données bancaires… Et c’est tout de suite la panique parmi les membres de la communauté des Marocains résidant à l’étranger (MRE), dont certains ont pris d’assaut leurs agences bancaires. «Nous recevons beaucoup d’appels de clients qui s’interrogent autour de cette question de déclaration de comptes, nous confie la directrice d’une agence bancaire à Casablanca. Nous ne savons quoi leur répondre, sachant que le sujet est complexe et que rien n’a changé dans notre fonctionnement avec les MRE.»
Mais de quoi s’agit-il vraiment? Où en est le processus? Qui pourrait être concerné par cette mesure? Quels avantages pourrait en récolter le Maroc? Le360 fait le tour de la question à propos de cet échange automatique des données, qui suscite tant d’interrogations.
Le partage des données n’est pas pour demainC’est le 25 juin 2019 que le Maroc est devenu le 89e pays signataire de la «convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales». C’était à l’occasion d’un déplacement à Paris, de Saâd Eddine El Othmani à la tête d’une délégation comprenant six ministres, afin de signer le protocole d’accord du deuxième programme du Maroc avec l’Organisation de développement et de coopération économiques (OCDE).
Mohamed Benchaâboun a ratifié cette convention multilatérale, pour laquelle le Royaume avait donné son accord de principe six ans auparavant, car considérée comme principal instrument mondial visant à limiter l’évasion fiscale transfrontalière. Elle contient une «norme d’échange automatique de renseignements relatifs aux comptes financiers en matière fiscale», qui prévoit une transmission annuelle, entre Etats, de précieuses informations concernant «les comptes détenus par des personnes physiques et des entités».
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Mais entre le fait de parapher une convention, et sa mise en application effective, il y a tout un processus complexe à suivre: l'adoption de cette convention internationale en conseil de gouvernement et au parlement, sa mise en conformité avec la Constitution du Royaume, ses multiples décrets d’application, son déploiement technique…
«Le Royaume prendra le temps nécessaire pour un déploiement de cette norme en prenant en considération les intérêts de ses citoyens. Il n’est pas question de précipiter les choses juste sous la pression de partenaires internationaux», nous confie une source qui se trouve être au cœur du processus. D’ailleurs, un projet pilote d’assistance technique avec la France et le secrétariat du Forum mondial sur la transparence fiscale et l’échange de renseignements, qui visait un échange des données marocaines dès septembre prochain, a été tout bonnement abandonné.
Zayda Manatta, cheffe du secrétariat du Forum mondial sur la transparence fiscale, a elle-même confirmé, en novembre dernier, que «le Maroc n’a pas encore procédé à l’échange automatique de renseignements sur les comptes financiers», en soulignant néanmoins que le Royaume «s’est engagé à effectuer les premiers échanges en septembre 2022». Car le Royaume est en effet libre de choisir avec quels pays il souhaite échanger ce type d’informations. «Et là, c’est une autre paire de manche, nécessitant d’autres négociations avec chacun des pays sur le type de comptes concernés par cet échange», affirme notre source.
Tous les comptes MRE ne seront pas concernés«Le vaillant MRE disposant d’un compte en Dirhams convertibles, ouvert auprès d’une filiale d’une banque marocaine à l’étranger ne risque pas à priori grand-chose», nous explique une source proche de la Direction des impôts. «Son argent est déjà traçable par le fisc français car qu’il soit déposé chez BNP Paribas ou chez Chaâbi Bank, il reste dans le même circuit bancaire français.» En d’autres termes, les transferts d’argent des MRE via une agence bancaire, établie en Europe par exemple, à une agence marocaine sont déjà bien connues des autorités du pays émetteur et ne sont pas concernées par le partage de données.
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Ce type de transactions est d’ailleurs à l’origine du gros des transferts MRE qui sont comptabilisés par l’Office des changes à 68 milliards de dirhams en 2020. Selon le ministère des Finances, 75% des transferts sont orientés vers la solidarité et le soutien aux familles. Ils ne génèrent donc aucun revenu supplémentaire pour le MRE expéditeur, contrairement aux 10% des transferts orientés vers l’investissement, essentiellement dans le foncier et l’immobilier, ou encore les 15% qui sont captés par l’épargne. «Les revenus locatifs ou les placements financiers sont imposables par une taxe libératoire au Maroc qui a signé avec plusieurs pays des conventions de non-double imposition», nuance Hakim Marrakchi, président de la Commission Fiscalité et Douane de la CGEM.
En plus de ces transferts, il y a aussi le cash que ramènent généralement les MRE et qui est parfois placé dans des comptes ouverts en leurs noms au Maroc. Selon les dernières statistiques de Bank Al-Maghrib, plus de 2,5 millions de comptes bancaires sont détenus par des MRE. Entre comptes chèques, compte d’épargne, dépôts à terme et bons de caisse, ils totalisent la somme stratosphérique de 185 milliards de dirhams à fin 2019.
Il ne faut pas conclure pour autant que tous ces comptes feront l’objet d’échange automatique. Il y a déjà une partie du lot qui est connu des administrations fiscales des pays d’accueil car figurant dans les déclarations des MRE. Pour le reste, il faut tenir compte de la délicate question de résidence fiscale qui tient compte de plusieurs critères: le foyer permanent d’habitation, la durée de séjour, le centre des activités professionnelles. Il faudra «déterminer précisément les comptes qui feront l’objet d’échanges sera au cœur des négociations entre Etats», anticipe l’expert-comptable Mehdi El Fakir. Et de poursuivre: «compte tenu de l’ampleur des enjeux, les autorités du Royaume ne risquent pas de procéder au moindre échange avant de laisser le temps aux titulaires des comptes concernés de s’organiser et de régulariser leurs situations.»
Les MRE qui ne s’adaptent pas risquent des sanctions pécuniairesLes MRE qui ont toujours omis de mentionner, dans leurs déclarations d’impôts dans leurs pays d’accueil, leurs comptes bancaires ouverts au Maroc devraient changer d’habitudes. Une fois le champ d’application et les mécanismes définis, les sanctions fiscales dans les pays concernés par l’échange peuvent être appliqués. Et celles-ci donnent parfois des sueurs froides.
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En France, par exemple, il faut compter une amende forfaitaire de 1.500 euros par an pour chaque compte non déclaré, alors qu’en Espagne une présentation incomplète, inexacte ou erronée de la «déclaration relative aux comptes, biens ou droits détenus à l’étranger» peut valoir une amende minimal de 10.000 euros. A cela, s’ajoutent les pénalités qui dépendent des montants non déclarés en fonction du barème et du type d’impôts dans les pays d’accueil.
Pour les MRE disposant de gros revenus commerciaux ou fonciers réalisés au Maroc et non déclarés dans leurs pays d’accueil où ils ont leur résidence fiscale, l’affaire peut aller au pénal dans certains pays. En France, toujours, si le montant du redressement fiscal dépasse la barre des 100.000 euros, le parquet se saisit systématiquement de l’affaire et le contrevenant risque jusqu’à sept ans de prison, en plus de 3 millions d’amende.
«Pour en arriver là, il faut avoir fraudé pendant de longues années avec insouciance», explique un expert. «Pour ce type de cas, les gens prennent le temps de s’organiser au Maroc à travers les donations familiales, exonérées au Maroc contrairement à plusieurs autres pays», poursuit-il. En tout cas, la majorité des comptes MRE sont loin de cette configuration. «Ils peuvent régulariser leur situation en procédant à des déclarations rectificatives spontanés en temps voulu et en s’attachant de préférence les services d’un professionnel», poursuit-il. D’ailleurs, quasiment tous les sites des cabinets d’avocat internationaux dédient désormais une rubrique à cet «échange de données». Car la problématique est loin de concerner exclusivement la diaspora marocaine: la traque des avoirs à l’étranger est devenue mondiale.
La mesure limitera l’évasion de capitaux marocainsSi le Royaume a décidé d’adhérer à ce processus d’échanges automatique des données, dès 2013, c’est d’abord pour limiter l’hémorragie de la fuite des capitaux et l’évasion fiscale. Mohamed Boussaïd, ministre des Finances, faisait agiter le bâton de cet échange de données bancaires pour convaincre de la carotte de l’amnistie sur les avoirs extérieurs, mise en place par la Loi de Finances 2014. Une opération qui avait abouti à la réalisation de 19.000 déclarations faites par des Marocains ayant des comptes bancaires et des biens à l’étranger estimés à près de 28 milliards de dirhams. Une opération similaire a été d’ailleurs reconduite en 2020, permettant au fisc de récolter quelque 528 millions de dirhams pour les 6 milliards de dirhams d’avoirs à l’étranger déclarés à l’Office des changes.
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Malgré ces opérations permettant aux Marocains de régulariser leur situation, il reste encore des réticents. En témoignent les dernières statistiques de la conservation foncière espagnole qui placent les Marocains dans le Top 5 des acquéreurs étrangers de biens immobiliers dans la péninsule, durant l’année 2020. Près de 7% des transactions immobilières (quelque 3.000 achats) sont du fait de compatriotes qui n’ont pas tous déclaré ces achats à l’Office des changes. «Le mot d’ordre est la fermeté face à ces actions illégales. Mais pour plus d’efficacité dans la traque de ce genre de fraude, il faut un échange de données fiscales entre les deux Etats», souligne notre expert, comme pour plaider la nécessité de l’activation, à un moment ou à un autre, de cette convention internationale. Surtout qu’il s’agit d’un engagement pris par le Maroc dont le respect est déterminant pour la forme de partenariats avec différentes organisations internationales.
D’ailleurs, les avoirs à l’étranger des Marocains, résidant au Royaume, font l’objet d’une attention toute particulière de la part du fisc. Une source dans la Direction des impôts nous a même déclaré que le Maroc compte sur le partage de données pour sévir contre les Marocains qui ont acquis des biens à l’étranger de façon illégale. Le fisc table déjà sur les montants liés aux sanctions de détenteurs d’avoirs illégaux à l’étranger, pour compenser la baisse des recettes due à la crise sanitaire.