Il faut relever, d’emblée, la résilience remarquable du tourisme après la pandémie de Covid-19. Le rebond est net: plus de 11 millions de visiteurs en 2022, 14 millions en 2023, 16,6 millions en 2024, et des projections de l’ordre de 20 millions à fin 2025. Autrement dit, une reprise désormais inscrite dans une trajectoire haussière, portée par des leviers d’attractivité clairement identifiables: modernisation des infrastructures (aéroports, ports, autoroutes, train à grande vitesse, etc.), programmes d’investissement dans les stations balnéaires et l’hôtellerie haut de gamme (Marrakech, Agadir, Essaouira, Casablanca), sans oublier la visibilité accrue du Royaume à la faveur de grands événements sportifs et culturels.
Que le tourisme soit, historiquement, l’un des piliers de l’économie nationale relève de l’évidence. Il contribuerait aujourd’hui à plus de 7% du PIB, avec des recettes dépassant 113 milliards de dirhams sur les dix premiers mois de 2025. Ce que l’on souligne moins, en revanche, c’est le solde de la balance touristique, qui ne s’élèverait qu’à 85,71 milliards de dirhams, compte tenu des dépenses des Marocains à l’étranger estimées à 27,54 milliards de dirhams (+11%). Un poste loin d’être marginal, et pourtant rarement interrogé dans le débat public: qui s’en préoccupe réellement?
Au-delà des volumes, il devient indispensable d’intégrer des critères qualitatifs — performance, restructuration, durabilité — à la lecture d’un secteur aussi stratégique. Car des risques se profilent: montée du tourisme de masse, pressions environnementales, saturation d’infrastructures, banalisation progressive de l’offre. Les limites du modèle actuel apparaissent notamment dans le taux d’occupation des hôtels classés, autour de 50% seulement, même si Marrakech et Agadir peuvent atteindre 70% en haute saison. C’est, au fond, une question de retour sur investissement, aggravée par une durée moyenne de séjour faible — moins de trois jours dans les hôtels classés — très en deçà de l’Égypte (environ dix jours) ou de l’Afrique du Sud (quatre nuits, avec un taux d’occupation proche de 60%). Même logique du côté de la dépense touristique journalière: 93 dollars en Égypte, contre moins de 70 dollars au Maroc.
Mais il y a plus structurant encore: l’essor de ce que l’on pourrait qualifier d’hébergement «informel», ou segment «hors hôtels classés». On y retrouve Airbnb et d’autres plateformes locatives (appartements, studios, maisons réservées en ligne), des maisons d’hôtes non classées, des gîtes ruraux non classés, des chambres chez l’habitant hors cadre réglementaire, ainsi que le tourisme itinérant (camping sauvage, vans aménagés, caravaning hors campings classés). Or, ce segment est comptabilisé dans les arrivées aux frontières, au même titre que l’hébergement formel.
«Il s’agit de consolider un positionnement haut de gamme, culturel et hospitalier, de l’offre marocaine. Cela suppose une gouvernance territoriale renouvelée, une accélération de la transition numérique, et une coordination plus fine des acteurs, adaptée aux réalités régionales.»
— Mustapha Sehimi
La distinction est décisive. D’abord parce qu’une partie importante de l’hébergement «hors classé» échappe à la taxe de séjour et aux mécanismes de contrôle. Ensuite, parce que la planification touristique continue, de fait, à s’appuyer surtout sur les visiteurs «visibles» captés par l’hôtellerie classée, alors même qu’une fraction croissante du flux se loge ailleurs. Le pilotage devient alors approximatif, et l’équité concurrentielle se dégrade.
Pourtant, des axes de réforme existent. Sur le plan fiscal, l’enjeu est d’intégrer progressivement l’informel via un statut simplifié de «micro-acteur du tourisme», assorti d’un forfait lisible et d’incitations davantage que de sanctions. Sur le plan juridique et réglementaire, il faut clarifier, simplifier et sécuriser les règles (licences, guides, transport touristique léger, etc.). Un volet social s’impose également: protéger les personnes, valoriser les métiers, instaurer des filets sociaux minimaux pour les micro-acteurs, et organiser une professionnalisation par étapes. Enfin, un levier numérique devient incontournable pour rendre l’offre visible, traçable et contrôlable: une plateforme nationale des micro-acteurs touristiques (guide, hébergeur, transporteur, artisan, animateur), adossée à des partenariats opérationnels avec les plateformes privées (Airbnb, Booking, etc.).
C’est, au total, un grand chantier qui appelle un paquet de réformes «clé en main», adossé à une loi-cadre sur l’intégration progressive du tourisme informel. Une stratégie d’intégration et de régulation (2025-2030) permettrait d’aligner les objectifs d’augmentation des flux — jusqu’à 26 millions de visiteurs à l’horizon 2030 — avec une meilleure captation de valeur et une concurrence plus saine. Le manque à gagner fiscal se compterait, lui, en plusieurs milliards de dirhams par an, tout en accentuant la distorsion des marchés de l’hébergement et du transport.
L’enjeu dépasse la technique: il s’agit de consolider un positionnement haut de gamme, culturel et hospitalier, de l’offre marocaine. Cela suppose une gouvernance territoriale renouvelée, une accélération de la transition numérique, et une coordination plus fine des acteurs, adaptée aux réalités régionales. Qualité et durabilité: voilà les priorités complémentaires. Un modèle plus qualitatif, durable et inclusif, à la hauteur d’un secteur qui devrait être pensé non seulement comme moteur économique, mais aussi comme vecteur de cohésion sociale, de rayonnement culturel et de réduction des disparités territoriales.





