Contrairement à ce qui a été rapporté à ce jour, Mohamed El Ouardi n’a pas été arrêté à l’aéroport Mohammed V et rien n’indique qu’il s’apprêtait à quitter le territoire national le jeudi 28 novembre dernier. L’arrestation du PDG du holding Bab Darna est un mélange de hasard et de fatalité. Une histoire digne d’un véritable film d’arnaque.
La scène s’est produite début novembre dernier. Une vingtaine de clients de Bab Darna se retrouvent au siège du groupe, sur le boulevard Ibn Sina, à Casablanca. Engagés séparément dans des projets différents les uns des autres, ils ont pu établir le préjudice qui leur est commun, et viennent réclamer, pour une énième fois, la restitution des montants avancés. Le retard manifeste dans le démarrage des travaux a fini par leur mettre la puce à l’oreille, lorsqu'il ont découvert que le foncier prévu pour abriter les projets dans lesquels ils mettaient leurs billes, n'était pas totalement libéré, et d'ailleurs même pas enregistré au nom du promoteur.
Chèques en bois
El Ouardi a tout fait pour éviter que l'affaire ne s'ébruite. Les quelques rares réservataires alertés ont eu droit chacun à une série de chèques émis au nom de ses multiples sociétés immobilières, histoire d’étaler la restitution des avances sur plusieurs échéances. El Ouardi a veillé à post-dater les chèques afin de retarder leur encaissement. Au début du mois de novembre, les premiers chèques remis à l’encaissement sont revenus impayés. Ce fait a marqué le début de la fin d’un empire fictif ... nommé Bab Darna.
Nous sommes mardi 5 novembre 2019, il est 19 heures. Après avoir inutilement attendu l’arrivée du promoteur au siège, boulevard Ibn Sina, pas moins de 21 réservataires décident d’aller le surprendre chez lui, dans sa villa du quartier très cossu de Ain Diab. El Ouardi les accueille avec son habituel sourire rusé aux lèvres. Commence alors une longue nuit de négociations. «Il n’est pas question de sortir d’ici avant de nous rendre l’argent», clament ces 21 personnées lésées, haut et fort. Dans une vidéo consultée par Le360, on aperçoit un El Ouardi, vêtu d’une djellaba «bziouia», toute blanche, qui tente, en vain, de les rassurer: «j’ai mis en vente un terrain à Deroua. Une solution sera trouvée dans 48 heures».
Après 12 heures de réunion, le temps d'une nuit blanche, donc, le promoteur finit par accepter de signer des chèques à une nouvelle liste de victimes, ceux qui ont eu la patience de rester jusqu’à 7 heures du matin. Il cède même à la pression d’un avocat présent parmi les victimes en signant une caution personnelle, engageant cette fois-ci ses propres deniers.
Deux jours plus tard, jeudi 7 novembre, en début d’après midi, El Ouardi est repéré à la sortie de l’hôtel Barcelo, sur le boulevard d’Anfa à Casablanca, et prend ensuite la direction d’une station-service sur la route de Mediouna (en direction de l’aéroport Mohammed V). Il a rendez-vous avec un dénommé Elhadj, son confident et non moins associé dans une briqueterie située à Benslimane.
Lassés d’être roulés dans la farine par des promesses creuses, certains clients commencent à scruter les moindres de ses mouvements. Un groupe WhatsApp, nouvellement constitué et composé d’une trentaine de victimes, a immédiatement appelé à une mobilisation générale. Arrivé sur place, El Ouardi se veut encore une fois rassurant au sujet de la cession du terrain de Deroua: «nous sommes en train de négocier avec un acheteur qui va nous rejoindre». Attirés par l’attroupement des réservataires, des éléments de la gendarmerie ont failli intervenir. El Ouardi a alors proposé de poursuivre la discussion dans le siège du groupe quand, tout à coup, son chauffeur a accidentellement heurté un autre véhicule. Le patron de Bab Darna s’est ensuite jeté à bord d’une Porsche Cayenne avec, au volant, l’une de ses victimes. Escorté par un motard (lui aussi l'une de ses victimes), le convoi a marqué un arrêt dans le quartier du CIL avant de se rendre chez l’un des réservataires. Une dernière chance offerte à El Ouardi d’éviter un immense scandale public. Malheureusement pour lui, aucune solution n’a pu être trouvée. Le promoteur immobilier de Bab Darna décide alors de rendre les armes, et d'un commun accord avec ses clients, de saisir la police.
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Arrivés au commissariat du boulevard Ghandi, un jeune avocat, Me Riad El Malih, qui compte parmi les victimes du projet «Californie Garden», a ce flair de montrer aux policiers une plainte qu’il avait déposée quelques jours auparavant contre El Ouardi, pour «chèques sans provision», auprès du commissariat de Hay Hassani. Cette preuve apportée, un chèque de 80.000 dirhams avait suffi, dans un premier temps, pour placer en garde à vue le patron de Bab Darna.
La nouvelle de l’arrestation, illustrée par une photo montrant El Ouardi, un téléphone à l’oreille, au beau milieu du hall du commissariat du boulevard Ghandi, a vite fait le tour des médias et des réseaux sociaux. Et dès le lendemain, une pluie de plaintes a commencé à tomber entre les mains de la police. La préfecture de police de Casablanca (sur le boulevard Zerktouni) a dû réserver un bureau spécial pour recevoir les plaintes liées à ces faits d’escroquerie. Les affaires de chèques en bois, ont quant à elle été centralisées et traitées au niveau du commissariat de Hay Hassani.
En garde à vue, El Ouardi a nié en bloc les faits d’escroquerie qui lui ont été reprochés, imputant le retard dans la réalisation des projets «aux complications liées aux nouvelles procédures exigées ces deux dernières années par les autorités pour l’obtention des autorisations de construction». Lors de son interrogatoire, il s’est montré disposé à résoudre les problèmes en suspens, soit en restituant les avances aux réservataires qui se sont désistés, soit en fixant une nouvelle échéance pour livrer les appartements, les villas et les lots de terrain promis.
Pour montrer toute sa bonne foi, El Ouardi s’est même dit prêt à injecter autant de liquidités que nécessaire pour débloquer la situation, et a même posé sur la table trois pistes de solution:
- Un prêt syndiqué de deux banques marocaines (BMCE et GCAM), d’un montant de 135 millions de dirhams lequel, selon lui, serait en cours de finalisation.
- Un effet de commerce d’un montant de 150 millions de dirhams, dont le versement est conditionné par quelques formalités à accomplir.
- Un chèque de 10 millions de dirhams auprès de la CDG.
El Ouardi a également cité, devant les policiers qui l'interrogeaient, «plusieurs terrains vastes au nom des filiales du groupe Bab Darna».
Mohamed El Ouardi, ce spécialiste des «Transferts rapides»
Inconnu du cercle restreint des mastodontes de la promotion immobilière, El Ouardi est à la tête d’un groupe diversifié, qui contrôle une trentaine de filiales actives dans plusieurs secteurs d’activités: Medi House, Rasmal Invest, Sama Al Baida, Janat Californie, Dalia Garden, Majorelle Golden Californie, Chamonix; Quartier Est; Bab Darna Holding; Lamoutrav; Glamour Beach; Tanis, Rayhan Capital, Novassur, Cash Center, Tichka Frigo, Palm Food, etc. Le schéma, ci-dessous, donne une idée de l’étendue du groupe.
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El Ouardi , qui fêtera en juillet prochain son soixantième anniversaire, a, pour l'heure, un casier judiciaire vierge, est totalement novice en promotion immobilière. Natif de Ouarzazate, et originaire de Kelaat M’Gouna, détenteur diplôme faisant état de cinq années d'études après le baccalauréat, il aura effectué l’essentiel de sa carrière dans le milieu de la finance. Ancien directeur des «Transferts rapides», puis directeur de réseau chez Wafabank (celle-ci avait fusionné en 2005 avec la BCM pour donner naissance à Attijariwafabank), El Ouardi a ensuite gravé les échelons auprès de la filiale du groupe, «WafaCash», devenant, tour à tour, directeur d’agence, inspecteur qualité, directeur régional de la zone Souss-Sud, puis directeur adjoint de cette filiale.
Celui que l’on soupçonne aujourd’hui d’être le cerveau de ce qui se dessine comme étant la plus grosse arnaque immobilière du Maroc contemporain avait à coeur de se faire passer pour un bienfaiteur. Ainsi, il se présente en tant que:
- Président honorifique de l’association Kelaât-M'gouna pour la protection des orphelins;
- Président honorifique de l’association Megouna des insuffisances rénales;
- Membre de l’association des enfants à motricité réduite de Rabat;
- Président de l’association «Woued Sfal», pour l’amélioration des conditions de vie des habitants du village.
Ceux qui l’ont côtoyé de près décrivent quelqu’un de doué. «Il est doté d’une intelligence émotionnelle très développée par rapport aux gens normaux. Même derrière les barreaux, je suis sûr qu’il pourra vendre des cellules haut standing aux autres prisonniers», ironise une des nombreuses victimes de Bab Darna.
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Le «génie» de Mohamed El Ouardi nous amène, logiquement, à nous interroger sur le modus operandi qui l’aurait inspiré jusqu’à réussir à s’accaparer plus de 400 millions de dirhams à titre d’accomptes auprès de plus de 1.200 réservataires, en commercialisant une douzaine de projets qui n’existent, en réalité, que sur le papier. Tous ont comme dénominateur commun d’êtres adossés à des terrains appartenant à autrui, ou faisant l’objet de litiges et/ou de promesses de ventes.
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El Ouardi n'a pas lésiné sur les moyens, par ailleurs, pour ratisser large et attirer un maximum de victimes. Les maquettes de ses projets «fictifs» ont fait le tour du monde. Des centaines de MRE, qui figurent eux aussi parmi les victimes de cet homme ont été bernés à l’occasion de la tournée internationale du salon de l’immobilier marocain, Smap Expo, un événement qui bénéficie du soutien du gouvernement, à travers le ministère de l’Aménagement du territoire national, de l’urbanisme, de l’habitat et de la politique de la ville.
Les équipes de Bab Darna avaient fait étalage, à cette occasion, d’une impressionnante force de frappe, appuyées par une vaste opération marketing. Sur les affiches géantes qui tapissaient les grandes artères de Casablanca, les produits étaient proposés à des prix défiant toute concurrence. S’agissant à titre d’exemple du projet «Majorelle Garden», situé à Bouskoura, plus de 90 villas semi-finies étaient mises en vente au prix de 5.900 dirhams le mètre carré. Mieux encore, plus le montant de l’avance augmentait, plus la remise était élevée et le prix paraissait donc avantageux. Le tout, sachant que pour l’ensemble de ses projets, El Ouardi exigeait le paiement d’un montant minimal de 30% du prix de revient du bien qu'il proposait à la vente. Plusieurs victimes, souhaitant tirer profit au maximum de cette politique tarifaire, se sont acquittés de 80% voire de la totalité du prix du bien dont ils désiraient se porter acquéreurs. Certains y même ont perdu leurs économies de toute une vie.
Idem pour les appartements. Tous standing confondus, Bab Darna a frappé fort en sortant une formule magique: «à l’achat de deux appartements, le troisième vous est offert». Un spot publicitaire TV, faisant référence à cette «offre exceptionnelle et exclusive», animé par deux célèbres comédiens, Mohamed El Khayari et Soukaina Darabil, avait d’ailleurs été diffusé en boucle sur une chaîne de télévision nationale.
Devant les questions des enquêteurs de la police judiciaire, Mohamed El Ouardi a reconnu qu'il ne disposait pas des autorisations nécessaires à la réalisation de ses projets (permis de construire, plans d’architecture, etc), mais cela ne l'avait en rien dissuadé d’installer un bureau de vente et des palissades autour des terrains, au vu et au su des autorités.
Plusieurs zones d’ombre entourent encore ce scandale immobilier, notamment délimiter la responsabilité des autorités (communes, préfectures, ministère de l’Habitat, etc.) et, plus globalement, des organes de contrôle censés superviser ce type de projets. Pourquoi a-t-on fermé les yeux sur les agissements de Bab Darna, en lui donnant entière liberté d'agir sur des espaces qui ne lui appartenaient pas? Mohamed El Ouardi a-t-il falsifié les documents pour assouvir ses sombres desseins? Comment une simple promesse de vente d’un terrain peut-elle suffire à autoriser un promoteur à entamer la commercialisation de son projet? Et, surtout, où est le notaire dans tout cela? N’est-ce pas lui qui devait veiller à sauvegarder les intérêts des clients?
Durant tout le processus de commercialisation, Bab Darna a fait appel aux services d’un seul et unique notaire, Me Mohammed Mawhoub. La présence physique du notaire dans toutes les transactions a été un élément rassurant pour les acheteurs. Surtout si l’on sait que les fonds avancés par les clients ont été versés au nom des sociétés constitutives du groupe Bab Darna, au lieu d’intégrer la comptabilité du notaire, comme le veut la loi. Les contrats de réservation ont été établis par les filiales de Bab Darna, puis co-signés par les victimes avant de passer au service de légalisation de l’arrondissement de Mers Sultan, à Casablanca.
«Le notaire ne fait que concrétiser la volonté des deux parties. Dans ce cas précisément, il a déposé les contrats au rang des minutes», souligne ce notaire, proche de Me Mawhoub. Le dépôt au rang des minutes est défini comme étant «un procédé par lequel un acte sous seing privé est remis au notaire pour qu'il le garde dans ses minutes, afin d'en éviter la destruction ou la disparition». Est-ce que cela suffit pour dédouaner le notaire préféré de Bab Darna de toute responsabilité?
Les réservataires, quant à eux, ne veulent rien savoir. A leurs yeux, l’implication de Me Mawhoub dans cette affaire n’est plus à démontrer. «Il était toujours là. Tous les contrats sont passés par lui. Le b.a.-ba du métier de notaire, c’est de vérifier la propriété des terrains et d’en faire part aux clients. Or, c’est lui qui nous a induit en erreur en nous donnant de fausses informations au sujet du foncier», témoigne ce réservataire.
Comme Le360 vous le révélait jeudi 5 décembre dernier, le procureur général près la Cour d’appel de Casablanca et le conseil régional des notaires de la même ville ont diligenté une procédure de suspension à l’encontre de Me Mawhoub. Ce dernier a été entendu le jour même, pendant plusieurs heures, par les agents et les officiers de la Police judiciaire de Casablanca. Il doit comparaître ce samedi 7 décembre devant le procureur du Roi près le tribunal correctionnel de Ain Sebaâ.
Quatre responsables du groupe Bab Darna sont actuellement poursuivis en état d’arrestation: Mohammed El Ouardi (PDG), Hicham El Bouamrani (directeur commercial), Faila Othmane (directeur technique) et Mohamed Touré (comptable). Leur dossier a été confié à un juge d’instruction, en charge de l'instruction de l'affaire. Le directeur général, Othman El Boukfaoui, fait quant à lui l’objet d’un avis de recherche au niveau national.
Lire aussi : Affaire Bab Darna: la procédure de suspension du notaire enclenchée
La question qui taraude le plus les victimes, c’est de savoir où sont partis les 40 milliards de centimes versés sous forme d’avances. Auront-ils la chance de pouvoir les récupérer? Tout dépendra, en fait, de l’issue de cette bataille judiciaire, qui ne fait que commencer. Une chose est néanmoins certaine: interrogé par la police sur son patrimoine personnel, El Ouardi a affirmé qu’il était propriétaire de trois appartements saisis par deux banques (unités invendues d’un ancien projet, Sahara Beach, à Mohammedia). Quant à la villa de Ain Diab où il vivait, elle fait l’objet d’un contrat de bail avec une société de leasing. Enfin, son compte bancaire personnel affiche un solde positif de 5.000 dirhams!
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Quel regard portez-vous sur l’affaire Bab Darna?
Les opérations d’escroquerie ne sont pas nouvelles au Maroc. Vu le nombre des victimes des projets de Bab Darna, nous déplorons vivement cette situation. En tant que notaires, nous essayons de faire tout notre possible pour éviter ce genre de problèmes. Nous réclamons une application stricte de la loi 44-00, relative à la vente d’immeuble en l’état futur d’achèvement (VEFA). Cette loi, qui est censée protéger les consommateurs, est malheureusement mort-née.
Dans quelle mesure l’application de cette loi aurait pu protéger les victimes de Bab Darna?
La majeure partie des promoteurs ne respecte pas les dispositions de cette loi, qui a été modifiée en 2016. Le texte d’application tarde toujours à voir le jour. Ce décret devrait au moins déterminer les conditions d’octroi de la garantie bancaire. Si la loi était appliquée avec fermeté, on aurait pu éviter certains problèmes.
Lesquels, par exemple?
Selon la loi, les fonds doivent être consignés chez un notaire. Ce dernier ne peut recevoir les acomptes des acheteurs qu’une fois la Vefa actée, en contrepartie d’une garantie bancaire ou d’une assurance. La majeure partie des promoteurs n’appliquent pas ces règles. C’est la raison pour la plupart des notaires n’interviennent pas dans ce genre d’opérations, pour éviter justement les risques qui en découlent.
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