En 2017, les autorités marocaines ont frappé un grand coup en déclarant le bitcoin et les cryptomonnaies illégales. Bank Al-Maghrib, l’Autorité marocaine du marché des capitaux (AMMC) et le ministère des Finances avaient alors mis en garde contre la forte volatilité, les risques de fraude et l’absence de protection des utilisateurs. En 2022, l’interdiction a été rappelée par un communiqué conjoint, auquel s’est ajouté l’Office des changes, soulignant que «la réglementation marocaine interdit la détention d’actifs non déclarés en dehors du territoire national».
Et pourtant, le Maroc figure régulièrement dans le top 30 mondial où l’usage des cryptomonnaies par la population est le plus répandu. Comment expliquer un tel paradoxe?
«Malgré l’interdiction, le Global Crypto Adoption Index de Chainalysis classe le Maroc parmi les pays où l’adoption est la plus forte. En 2023, le pays était 20ème mondial et 2ème en Afrique, derrière le Nigeria. En 2024, il a reculé à la 27ème place mondiale et à la 3ème place africaine», explique El Mehdi Ferrouhi, professeur universitaire et expert en cryptomonnaies.
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L’indice de Chainalysis ne se limite pas à mesurer combien d’argent circule en cryptomonnaies, ce qui placerait automatiquement les pays riches en tête du classement. Il cherche plutôt à évaluer dans quelle mesure la population ordinaire s’approprie les cryptomonnaies dans son quotidien. Pour cela, il prend en compte la valeur des transactions par rapport au revenu moyen, la fréquence des petits échanges, l’importance des transactions de personne à personne, ainsi que l’usage de la finance décentralisée.
En d’autres termes, ce qui compte n’est pas la taille brute du marché, mais l’intensité de l’usage rapportée au niveau de richesse et d’accès à Internet. C’est cette méthodologie qui permet à un pays comme le Maroc, pourtant bien moins riche que les grandes puissances économiques, de se retrouver régulièrement parmi les premiers au monde en matière d’adoption populaire du bitcoin et des cryptomonnaies.
L’attrait spéculatif et l’effet réseau
Pourquoi, dès lors, les Marocains s’exposent-ils aux risques juridiques et financiers pour investir dans un actif officiellement prohibé? «D’abord, l’évolution spectaculaire du cours du bitcoin depuis sa création en 2009 en fait une opportunité d’investissement», répond El Mehdi Ferrouhi. Entre 2017 et aujourd’hui, son prix est passé de moins de 1.000 dollars à plus de 112.000 pour une unité. «Cette volatilité excessive est un risque, mais elle constitue aussi une chance de réaliser des gains exceptionnels à court terme», développe-t-il.
Au-delà des gains espérés, les réseaux sociaux jouent un rôle clé. WhatsApp, Telegram ou encore Facebook structurent des communautés où circulent conseils, tutoriels, offres d’achat et de vente. «Ces communautés virtuelles créent un effet de réseau et alimentent l’idée que la cryptomonnaie est une alternative moderne et rentable aux placements traditionnels», souligne-t-il. Les influenceurs renforcent ce phénomène en multipliant les récits de «success stories» qui séduisent particulièrement les jeunes.
Si certains présentent le bitcoin comme une protection contre l’inflation, cet argument, séduisant en théorie, perd de sa force lorsqu’on observe la situation au Maroc. «L’argument était fort quand l’inflation a atteint 10,1% en février 2023», rappelle l’expert. «Mais avec le retour autour de 1% en 2024/2025, le bitcoin n’a plus de rôle crédible de couverture. En revanche, son usage comme outil de contournement des restrictions bancaires et de change est bien plus marqué.»
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La réglementation marocaine encadre strictement les transferts internationaux et interdit de détenir des actifs financiers à l’étranger sans autorisation. Dans ce contexte, le bitcoin devient pour certains un moyen de stocker ou de transférer de la valeur hors du circuit officiel.
Les transferts des Marocains résidant à l’étranger (MRE), qui représentent environ 8 à 9% du PIB, jouent un rôle clé. «Traditionnellement, ces flux transitent par les banques ou Western union, avec des frais élevés et des délais longs. Pour une partie des utilisateurs, les cryptomonnaies apparaissent comme une alternative plus rapide et moins coûteuse», détaille Ferrouhi. «Même si ces pratiques restent illégales et à haut risque, elles répondent à une logique économique et sociale.»
L’inclusion financière en question
La popularité du bitcoin s’explique aussi par la faiblesse de l’inclusion bancaire. Selon la Banque mondiale, seuls 44% des adultes marocains disposaient d’un compte en 2021. «Une grande partie de la population reste exclue du système financier formel. Les cryptomonnaies, accessibles via un smartphone et une application de messagerie, permettent à ces populations de contourner les barrières traditionnelles d’accès», note l’expert.
Même les bancarisés, confrontés à des frais élevés ou à des restrictions de change, trouvent dans les cryptomonnaies une flexibilité attrayante. Mais cette inclusion «par le bas» s’accompagne d’une absence totale de protection: pas d’AMMC, pas de Bank Al-Maghrib, pas de recours en cas de litige.
Un risque élevé et assumé?
La liste des dangers est longue: volatilité extrême, risques juridiques, escroqueries sur les réseaux sociaux, litiges impossibles à résoudre. «Entre 2021 et 2022, le cours du bitcoin est tombé de 65.000 à moins de 20.000 dollars», rappelle-t-il. «Pour les petits investisseurs, de telles variations peuvent se traduire par des pertes massives.»
Alors, réserve de valeur ou simple outil spéculatif? «Au Maroc, le bitcoin est surtout perçu comme un instrument de spéculation à court terme», tranche le professeur. «L’idée d’une valeur refuge est contredite par sa volatilité. En réalité, la majorité des utilisateurs l’adoptent dans une logique de trading opportuniste, alimentée par les réseaux sociaux et les canaux P2P.»
Officiellement interdit, officieusement utilisé, le bitcoin prospère dans une zone grise. Mais les autorités marocaines travaillent sur un projet de régulation. Bank Al-Maghrib a annoncé en 2022 vouloir proposer un cadre légal pour encadrer les cryptomonnaies, à l’instar de plusieurs pays africains. L’objectif: protéger les investisseurs tout en intégrant les innovations liées à la blockchain.
En attendant, le paradoxe demeure: le Maroc interdit, mais les Marocains adoptent. Les risques sont connus, mais l’attrait reste fort. Le bitcoin cristallise à la fois une soif de spéculation et un besoin de liberté financière.








