Lors de son passage devant la Chambre des représentants, lundi 27 avril 2020, le ministre de l’Economie et des Finances a fait savoir que 4,3 millions de ménages opérant dans le secteur informel bénéficieront du soutien du Fonds spécial Covid-19 créé sur instructions royales. C’est la première fois que l’on prend la mesure, avec des statistiques réelles, du poids de l’informel au Maroc. Et le chiffre des bénéficiaires du fonds d’aide Covid-19, combinant Ramédistes et non Ramédistes, dépasse tout ce qui a été annoncé jusque-là.
«Le chiffre de 4,3 millions est en effet très significatif et se situe au-dessus de ce qui est relevé fréquemment par les différentes études et enquêtes, notamment celles menées par le Haut commissariat au Plan (HCP)», constate Abdellatif Komat, doyen de la faculté des sciences juridiques, économiques et sociales à l’Université Hassan II-Casablanca. Les données recueillies auprès du HCP font état de 1,4 million d’unités informelles, générant 2,4 millions d’emplois.
Comment expliquer alors cet écart entre les chiffres du HCP et ceux auxquels a abouti le gouvernement par des statistiques contraintes par le Covid-19? Faut-il y déceler des failles dans le ciblage des ménages éligibles audit fonds comme cela a été le cas lors de la distribution de l’indemnité destinée aux salariés mis en chômage, déclarés à la CNSS?
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Ahmed Lahlimi Alami, Haut commissaire au Plan, nous fournit une explication raisonnable: «l’enquête du HCP n’intègre pas l’agriculture qui représente jusqu’à 80% de l’activité informelle». Lahlimi tient toutefois à préciser que, contrairement à ce qu’on pense, toutes les enquêtes menées par le HCP (emploi, comptabilité nationale, etc.) tiennent compte des activités informelles, considérées comme parties intégrantes des structures économiques recensées.
Quoi qu’il en soit, l’opération d’identification des personnes opérant dans l’informel, dans le cadre du dispositif de lutte anti-Covid 19, ne fait que confirmer le poids de ce secteur dans l’économie marocaine, observe Komat. Du côté du HCP, on retient que l’informel représente 12% du PIB national et concerne 36% de la population active. Une étude menée en 2018 par le cabinet Roland Berger, pour le compte de la CGEM, avait estimé à 20% le poids de l’économie informelle dans le PIB (hors agriculture) et à 40 milliards de dirhams le manque à gagner pour l’Etat en recettes fiscales et cotisations sociales.
«L’informel est un mode d’activité complexe qui recouvre tous les secteurs: commerce, industrie, BTP, etc. C’est la raison pour laquelle je préfère parler de sphère informelle», tempère Ahmed Lahlimi. Ce dernier appelle à circonscrire ce phénomène de façon permanente afin d’en délimiter la sphère qui reste «très élastique».
En effet, détaille Lahlimi, quand la sécheresse survient, la main-d’œuvre rurale va migrer vers les villes, ce qui va gonfler l’activité tertiaire (ferracha, vendeurs ambulants, etc.). Si le secteur du Bâtiment et travaux publics (BTP) se porte bien, les entreprises peuvent accéder à une main-d’œuvre très bon marché. A l’opposé, lorsqu’il s’agit d’une bonne année agricole, les gens vont refluer vers le monde rural, tandis que le BTP va rencontrer des difficultés à recruter, poursuit le patron du HCP.
Trouver des solutions structurelles
Un pays en pré-émergence comme le Maroc ne peut se permettre de garder un pan aussi important de son économie et de ses ressources humaines hors circuits cadrés, soutient Komat. La crise générée par le Covid-19 a permis de mettre la lumière sur la fragilité de l’informel et pourrait être l’occasion d’aller de l’avant dans son intégration progressive dans le secteur formel, estime-t-il. «Cette volonté est omniprésente dans les réflexions et les projets stratégiques lancés par le Maroc, notamment lors des Assises nationales sur la fiscalité (mai 2019) ou encore le programme Intelaka (février 2020), dont l’un des objectifs est de faciliter le basculement de l’informel vers le formel grâce à un accès plus facilité et moins coûteux au système de financement», renchérit le doyen de la faculté de droit de Casablanca.
Agir sur le levier fiscal peut être efficace, mais l’informel continuera à exister tant que persistent des problèmes structurels, relativise Lahlimi. Il donne l’exemple des entreprises relevant du secteur formel (industrielles, commerciales ou artisanales) qui traitent avec des unités informelles, soit pour s’approvisionner (fournisseurs) soit pour écouler leurs produits (marchés).
La crise du Covid-19 a permis d’avancer sur l’un des aspects qui posaient des difficultés pour avancer dans la résolution de la question de l’informel au Maroc, à savoir la capacité d’identification de la population active dans ce secteur et la maîtrise de ses étendues sectorielles et géographiques, note Komat.
«La fin du confinement et la transition vers un redémarrage économique devraient être l’occasion de placer ce basculement parmi les priorités du moment. L’arsenal d’encouragement devrait être consolidé avec une campagne de sensibilisation et d’explication plus agressive», préconise-t-il.
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Le Haut commissaire au Plan se montre à son tour favorable à des solutions structurelles. Cela passe, dit-il, par la modernisation de l’économie dans son ensemble, la stabilisation et la consolidation des PME agricoles dans le monde rural, l’utilisation de la technologie, etc.
«Avec le développement des start-ups et du télétravail, l’auto-emploi continuera de gagner du terrain. Encore faut-il mettre en place une législation adaptée et favorable (accès aux technologies, sécurités sociales, etc.)», recommande Lahlimi.
Une autre piste, selon le doyen de la faculté de droit de Casablanca, consiste à miser sur le secteur de l’économie sociale et solidaire qui présente, à ses yeux, un cadre propice et un grand potentiel pour intégrer au moins une partie de l’informel dans le formel. «L’Initiative nationale de développement humain (INDH) qui, dans sa troisième phase, consacre tout un axe à l’insertion économique des jeunes et à la promotion de l’entrepreneuriat, présente également un cadre motivant pour soutenir cette dynamique», souligne Abdellatif Komat.
Quoi qu’il en soit, pour la première fois, le Maroc prend la mesure de l’importance considérable de l’informel. 4,3 millions de familles marocaines vivent en dehors des radars. Une chaîne de solidarité exceptionnelle a été mise en place dans le pays pour lutter contre les effets du coronavirus. Ces forces vives doivent aussi s’impliquer dans la réflexion au jour d’après. Il convient de réfléchir dès aujourd’hui à comment trouver des solutions adaptées à ces 4,3 millions de ménages qui vivent dans un no man’s land sociétal.