Hommes d’affaires, étudiants, membres d’une même famille, artistes… au Maroc, personne n’est épargné par les refus de visas devenus quasi systématiques dès lors qu’il s’agit de se rendre en France.
La troupe des Kabareh Cheikhats en a aussi fait les frais, à plusieurs reprises, elle qui est pourtant une habituée des tournées à l’étranger. Alors pour répondre à ce refus incompréhensible qui leur a été signifié récemment par les services consulaires français, ces artistes se sont parés de leurs plus beaux atours, ceux des chikhates marocaines qu’ils incarnent sur scène depuis plus de cinq ans.
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Habillés comme sur scène de leurs plus beaux caftans, maquillés comme des stars, c’est avec la voix et la gouaille de ces femmes libres mais marginalisées, qui dénonçaient dans leurs chansons et leur poésie les injustices sociales, et qu’ils incarnent avec brio sur scène, que ces artistes marocains ont illustré le refus de leur demande de visa. «Nous avons voulu dénoncer la situation dans laquelle se sont retrouvés beaucoup de nos amis artistes en se voyant refuser leur visa. Nous même avons été dans cette situation deux ou trois fois et à chaque fois, on se disait hchouma. Cette fois-ci, on en a eu ras-le-bol, et on a sorti cette vidéo», explique Ghassan El Hakim, fondateur de la troupe, au Le360.
Le sarcasme pour réponse à l’absurdité
Dans le premier épisode d’une production vidéographique intitulée «Haki ya Tanz: le visa», la troupe joue la carte du sarcasme, de la moquerie, du grotesque pour dénoncer l’absurdité de cette situation.
En partageant cette vidéo sur les réseaux sociaux, les Kabareh Cheikhats préviennent leurs fans qu’il ne s’agit pas d’une vidéo promotionnelle, mais «d’un appel à l’aide».
«Le Consulat général de France à Casablanca refuse de répondre à notre réclamation quant à notre refus de visa pour aller jouer au Festival Arabesques à Montpellier!» s’insurgent-ils. Une indignation d’autant plus justifiée que les artistes sont censés se produire sur scène le 11 septembre.
Cet appel à l’aide aura in fine été entendu car le lendemain de la publication de cette vidéo, révèle au Le360 Ghassan El Hakim, la demande de visa de la troupe a comme par magie été acceptée. «Je suis content parce que je ne sais pas si c’est grâce à cette vidéo mais nous venons de recevoir notre visa, il y a deux heures, alors qu’on nous l’avait refusé pour ‘manque de ressources’», sourit-il.
Le temps est venu de dire non
Pour cet artiste peu commun qui a choisi de faire revivre la grande tradition des chikhates et de la Aïta, les temps ont changé. «Nous sommes une génération différente de la précédente, qui a été exposée aux progrès du monde entier. Internet a beaucoup changé nos vies, notre perception de nous-mêmes, et je crois qu’il est temps de dire non…» clame Ghassan El Hakim qui refuse d’être assimilé au cliché du gentil marocain qui courbe l’échine.
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«J’ai le droit de partir, c’est le travail, c’est le festival qui m’a appelé. Nous avons signé un contrat et le festival s’est engagé à rembourser 40% du cachet si notre participation est annulée. Ca c’est nouveau, la majorité des contrats n’étaient pas ficelés comme ça avant. Quand je signe un contrat avec un festival ou une institution, le service culturel de l’ambassade doit me faciliter la tâche pour partir parce qu’il y a une coopération culturelle entre les deux pays» poursuit-il avec une véhémence justifiée, relevant au passage que les artistes français travaillant au Maroc ne rencontrent aucune difficultés de ce type et que ce sont les artistes marocains les perdants de l'histoire.
Pour Ghassan El Hakim, travailler est un droit. «Si tu me prives de travailler, tu me prives d’une ressource et tu me forces à faire autre chose alors que moi je veux faire ce métier-là. C’est ça qui nous a gêné, c’est pour ça que nous avons fait une réclamation au service de coopération culturelle» explique-t-il, revenant sur cette longue procédure qui a suivi le refus de visa des membres de la troupe.
«Haki Ya Tanz»
L’épisode «Le visa» sera donc le premier du programme «Haki Ya Tanz», diffusé sur la chaîne youtube de la troupe. « Il y a un dicton au théâtre qui dit que ‘la vie est une tragédie pour ceux qui ressentent et une comédie pour ceux qui réfléchissent’... J’aime travailler sur ces thèmes liés à nos malheurs sans pour autant se lamenter, mais creuser, aller plus loin», confie Ghassan El Hakim qui murissait avec sa troupe ce concept de vidéos depuis quelque temps, inspirés par l’exemple des Monty Python et surtout, afin d’exprimer un profond ras-le-bol quant à la stigmatisation et aux clichés.
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«On avait aussi envie d’expliquer les personnages de chikhates qu’on joue sur scène, qui ont des vies, mais aussi notre démarche basée sur des idées, des idéaux, des principes, des philosophies. L’idée avec ces vidéos était donc d’expliquer notre message pour ne pas pas qu’il tombe entre les mains de n’importe qui, et soit dénaturé. Ces chikhates aux paroles fortes, qui sont des femmes-hommes, peuvent, elles aussi, être prises au sérieux. C’est ce qui nous a poussé à expliquer qui nous sommes, ce que nous faisons, sous le thème de «Haki ya tanz», une chanson de Zahra Al Fassia», explique le fondateur des Kabareh Cheikhats
Et pour l’artiste, rien de tel que les chikhates, ces femmes hors du commun, aussi fortes qu’inspirantes, pour dénoncer, avec sarcasme - ce fameux tanz marocain - les injustices sociales auxquelles sont notamment exposés les artistes. Pourquoi utiliser la carte de l’humour pour aborder des sujets sérieux? Parce que «l’une des caractéristiques du Maroc est son second degré et il est en train d’être perdu. On oublie que nous sommes des tenazas», répond Ghassan El Hakim.
La renaissance des Chikhates
Les thèmes à venir seront ainsi liés à la condition de l’artiste, révèle-t-il. Un sujet important, qui lui tient à cœur, et pour cause, conçoit-il, «on se rend compte qu’on est un peu des figurants sur la scène mondiale et on ne veut plus jouer ce rôle-là. Nous ne sommes pas des figurants et nous voulons prendre la vedette nous aussi. Il est temps qu’on la prenne!», clame-t-il à l’égard des artistes marocains en un message inspirant.
Un cri de révolte bienvenu qui ne saurait laisser aucun Marocain indifférent, d’autant que ces thématiques auront pour figure centrale la chikha. «C’est quoi une chikha?», «Comment la voit-on aujourd’hui?»… des question abordées dans le programme Haki Ya Tanz qui questionnera aussi le rapport au genre et à l’histoire.
Parmi les nombreuses idées dont déborde la troupe, il y aussi celle de «reconstituer des vieilles chikhates qui répondront à des questions d’aujourd’hui. Parce qu’elles sont encore là. Leur pensée est encore là. Le statut qu’elles avaient à l’époque du Maroc impérial est encore là. Elles peuvent renaître. On ne parle pas des chikhates de divertissement, mais de ces femmes fortes, puissantes, qui dénonçaient les injustices sociales», clame passionnément Ghassan El Hakim pour qui le format vidéo est aussi une manière de toucher un plus large public, mais en se faisant un point d’honneur, celui de préserver la langue darija. Car au Maroc comme à l’étranger, les Kabareh Cheikhats croient en l’universalité de la langue, à l’émotion qu’elle suscite quand bien même on ne la comprend pas. «Combien de gens chantent du Michael Jackson sans même parler anglais», relève Ghassan El Hakim en lançant une dernière invitation inspirante au public, «il est temps qu’on s’ouvre à ce qu’on ne comprend pas, parce qu’in fine, ça va nous toucher».