Culture et traditions: quand les hommes se travestissent… et que le Maroc chante, danse et rit

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Une ceinture de grelots à la taille, des étoffes chatoyantes, l’œil charbonneux, une voix masculine qui fait revivre l’art de la Aïta… Les artistes travestis font partie depuis des lustres du patrimoine culturel marocain, n’en déplaise à certains.

Le 14/04/2018 à 18h30

Dans le quartier Foukara, à Casablanca, les anciens se souviennent encore de ces dimanches où l’on accrochait des haut-parleurs dans la rue afin de faire partager à tous les sketchs de Bouchaïb El Bidaoui. Accompagnée au violon par le maréchal Kibbou et ses acolytes Lahbib Kadmiri, Bachir Laâlej, Chikha Bent Louqid, cette petite troupe-là faisait se tordre de rire une nation entière, jusqu’à la disparition de El Bidaoui dans les années 60, à l’âge de 35 ans.

Un destin incroyable pour cet enfant de Derb Dalia, l’ancienne médina de Casablanca, qui découvre les chikhates dans les années 40 avec Hajja Rouida et Arjouniya.

C’est dans le Maroc de l’indépendance, en liesse suite au retour du souverain Mohammed V, que Bouchaib El Bidaoui se révèle au public en passant maître des ayoute marsaouies, avec des succès incroyables tels que «dabayji», «milouda bent driss», «alkass a abbas».

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Au-delà de sa dimension humoristique, Bidaoui était un personnage complexe et sulfureux. Il était ce chanteur qui a fait revivre la tradition de la Aïta, cet acteur qui jouait le rôle d’une femme à l’époque où leur apparition en public relevait du tabou. Avec un langage simple et beaucoup d’humour, cet homme pas comme les autres a réussi à faire tomber les barrières entre les classes sociales dans un style «marsaoui» purement bidaoui.

Avant lui, la Aïta était considérée comme un chant rural, pétri de traditions tribales et voué à rester dans les campagnes. El Bidaoui réussit un pari fou: faire entrer la Aïta dans le cœur des citadins en conservant les paroles, mais en modernisant les arrangements musicaux.

Le Casablanca du XXIe siècle et des Kabareh Cheikhates…

En dignes successeurs de la troupe de Bouchaib El Bidaoui, «Jouk Attamtil Al Bidaoui» réunit sur les planches une bande d’artistes marocains qui se sont, eux aussi, lancé le pari de faire revivre l’art des chikhates.

Dans un spectacle intitulé «Kabareh Cheikhate», qui s’est tenu récemment dans une salle de spectacle mythique du centre-ville casablancais, le Vertigo, une troupe composée exclusivement d’hommes entend rendre hommage à la Aïta et aux chikhates telles que Fatna Bent Lhoucine ou encore El Hammounia.

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Le «Jouk Attamtil»créé à l’initiative de Ghassan El Hakim, metteur en scène et musicien, réunit différentes disciplines en associant les talents de musiciens, de danseurs et de chanteurs. Un spectacle joyeux, coloré, qui fait revivre l’art de rue marocain, la halqa.

On joue du chaâbi, on entonne des chansons tombées dans l’oubli, on modernise certains arrangements musicaux, on redore les lettres de la darija marocaine… Dans la salle, les senteurs de l’encens se répandent, envoutantes, les étoffes des caftans et des gandouras revêtues par les hommes de la troupe ondulent.

En se maquillant, en s’habillant en femmes, en chantant leur répertoire, on fait ainsi revivre une vieille tradition marocaine, née de cette époque où les hommes se travestissaient pour jouer des rôles de femmes car celles-ci ne pouvaient être comédiennes. 

«Le danseuse» de la place Jamaâ el-Fna et l’art de la halqa

A Marrakech, pas de planches, mais le bitume de la place Jamaâ el-Fna pour scène. C’est au milieu des badauds, au cœur de cercles humains qui se forment spontanément que dansent chaque jour des danseuses hommes.

L’un d’eux, Aziz, a d’ailleurs fait l’objet d’un documentaire réalisé par le critique de cinéma et réalisateur marocain Abdelilah Al Jawhari. Une œuvre qui a remporté le FIFOG d’Argent lors de la 7e édition du Festival international du film oriental de Genève.

Lorsque ce film est tourné, «le danseuse» a 46 ans et il est chef de famille. Attraction touristique pour certains, ce danseuse comme tant d’autres à Marrakech perpétue l’art de la halqa. Entourés de leur troupe de musiciens, ils dansent, se déhanchent, cachés derrière leur voile, sous le scintillement de leurs robes d’apparat. Autour d’eux, la foule se presse. 

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Etrange dans une société qui rejette les homosexuels que d’assister à ce spectacle dans le spectacle d’une foule masculine et féminine qui contemple nonchalamment ces hommes travestis en femmes, à l’œil charbonneux et aguicheur, se déhancher au milieu de l’espace public. Et si c’était une femme, cette danseuse de la place Jamaâ el-Fna? «Si une femme danse, c’est encore plus mal vu», explique le réalisateur du documentaire. Entre tabous et interdits, la tolérance se fraierait-elle un chemin?

Par Zineb Ibnouzahir
Le 14/04/2018 à 18h30