On dit qu’on ne se rend compte de la valeur d’un être qu’une fois qu’on l’a perdu. Ce n’est que trop vrai dans le cas de Hajja Hamdaouia. Car avec la disparition de cette grande dame, le Maroc perd une étoile qui a brillé pendant des décennies dans le cœur de plusieurs générations de Marocains.
Mais se rend-t-on seulement compte de ce que l’on a perdu le jour où Hajja Hamdaouia a fermé les yeux pour la dernière fois? Si ce n’était le vibrant hommage qu’a rendu Sa Majesté le Roi Mohammed VI à cette icône nationale et celui que lui a rendu à son tour André Azoulay en se remémorant son incroyable duo avec Raymonde El Bidaouia sur la scène d’Essaouira, du côté des officiels, des membres du gouvernement, silence radio…
Pas un mot de notre ministre de la Culture, ni de notre ministre de l’égalité des sexes, ni du chef du gouvernement. On parle pourtant de l’une des plus grandes artistes marocaines de tous les temps, de celle qui a modernisé la musique chaâbi. On parle aussi d’une féministe de la première heure qui a été l’une des premières à se produire sur une scène au Maroc, qui chantait dans des cabarets sans en rougir, qui incarnait la Aïta Marsaouia, cet art musical jugé amoral (mais pourtant adoré par tous) parce que suintant l’amour et le sexe. On parle enfin d’une figure de la résistance qui, raconte la légende, cachait des armes sous ses caftans en traversant les villes et dont le patriotisme au temps du protectorat lui a valu de faire de la prison!
Alors comment expliquer ce silence assourdissant à l’heure où un hommage national aurait dû être rendu à Hajja Hamdaouia, partie sur la pointe des pieds, entourée lors de sa mise en terre de quelques proches et d’inconnus, venus saluer une dernière fois cette femme qui fait pourtant partie de notre patrimoine et qui représente, à elle seule, un pan entier de notre marocanité?
Doit-on mettre cela sur le compte d’un manque de culture? C’est tout simplement impossible! Car Hajja Hamdaouia nous a accompagnés chaque jour qui passe depuis notre plus tendre enfance, en mettant des mots sur nos états d’âme, dans notre langue, la darija. Elle consolait nos chagrins d’amour quand notre père, souffrant à notre place, nous chantonnait «daba y ji, daba y ji». Elle racontait nos vies de couples quand effrontée, elle chantait nos peines «ach ja ydir jabou lhwa f tlata d’lil». Elle mettait des mots sur nos crises existentielles quand elle nous interrogeait dans la plus pure tradition de la Aïta Marsaouia, «mnin ana ou mnin nta?». Elle chantait tout haut ce qui ne pouvait se dire «ebba lahcen bchouyia, ymchi w yji bchouyia» et laissait libre cours à l’imagination de tous…
Effrontée tout en élégance, libre et fidèle à ses idéaux, Hajja Hamdaouia, parée de son caftan, armée de son bendir, coiffée de son chignon, avait ce pouvoir rare de toucher le cœur des hommes et des femmes et d’effacer les frontières entre les sexes, les classes sociales et les pays. Des cabarets parisiens au Coq d’Or du Maârif à Casablanca, elle parvenait, à elle toute seule, à unifier le Maghreb.
Sa musique, ses paroles… Qu’en dire? Ca vous prend aux tripes, ça vous tord le ventre, ça déclenche une vague de frisson qui vous irradie, ça fait battre votre cœur, ça vous met en transe, ça éveille en vous un sentiment profond d’appartenance à quelque chose qui dépasse votre petite personne. Son pouvoir à Hajja, c’était de nous réunir et de nous rappeler dans chacun de ses mots ce que c’est que d’être Marocain, Maghrébin, humain, au-delà de l’appartenance religieuse ou géographique. Grâce à elle, on se sentait compris, dans nos douleurs, nos moments de joie, nos doutes… Et en chantant notre humanité, elle nous réunissait.
Mais s’il y a une chose que Hajja Hamdouia n’incarnait certainement pas, et c’est ce qui lui vaut peut-être aujourd’hui d’être partie avec tant de discrétion, c’est bien l’art propre. Cet art mastour, certifié halal, celui des gens biens qui ne font pas de vague, ne créent pas de polémique, ne heurtent pas, et surtout, qui tiennent à dissocier la religion de la nationalité et ses composantes. Hajja Hamdaouia représentait à elle seule ce paradoxe qui habite tout Marocain, celui qui fait qu’on prie dieu mais qu’on prie aussi les saints –qu’elle invoquait d’ailleurs souvent dans ses chansons–, que l’on chante l’amour, l’érotisme, le sexe et l’ivresse mais tout en s’agrippant à la vertu. Elle chantait vrai, sans faire dans le propre; elle chantait dans notre langue maternelle, en darija, sans fioritures, pas en khaliji comme ça se fait aujourd’hui.
Alors un hommage national pour cette grande dame qui fait partie de notre famille à tous, ce n’est pas trop demander et c’est peu cher payé pour tout ce qu’elle nous a apporté pendant plus de 70 ans de carrière. Parce qui si son courage et son talent ne suffisent pas à lui offrir cela, qui d’entre nous le mériterait?