J’ai eu la chance de découvrir tout récemment sur la chaîne Aljazeera, dans le cadre de son podcast «Maghârib» présenté de main de maître par Mohamed Remmach, un entretien passionnant avec une dame qui ne l’est pas moins, Adiba Romero Sanchez, petite-fille de Morisques qui raconte, comme personne, des pans entiers relatifs à l’héritage de cette communauté en Espagne.
Parmi les points qui ont éveillé mon intérêt: l’évocation de livres stupéfiants auxquels j’ai eu l’occasion de m’intéresser, il y a de cela quelques années et dont je ne résiste pas à l’envie de vous faire le récit…
Notre histoire se passe à Grenade.
Quelques jours avant le printemps de l’année 1588, un ouvrier fait une surprenante découverte en détruisant, sur ordre de l’archevêque, le minaret de l’ancienne mosquée principale, bâtie elle-même, dit-on, sur l’emplacement d’une ancienne tour d’observation phénicienne.
Dans les décombres, se trouvait un coffre de plomb, tapissé de dentelle rudimentaire, contenant une image ancienne représentant la Madone vêtue à l’égyptienne, portant l’enfant Jésus; en plus d’un fragment d’os gardé dans la toile mariale, ne pouvant être dans ce contexte que la relique d’un martyr ; et un parchemin transcrit en lettres arabes, muni d’un carré magique reproduisant une étrange prophétie…
Sept ans plus tard, une autre révélation allait enfiévrer les milieux savants et populaires, susciter une vive controverse dans toutes les provinces, passant d’une dimension locale à une affaire d’Etat, parvenant même jusqu’au Saint-Siège à Rome pour se prolonger durant plus d’un siècle.
Là, les faits se déroulent sur les pentes d’une colline des environs de Grenade, appelée alors Valparaiso, la Vallée du Paradis.
Deux chasseurs de richesses font une trouvaille incroyable au fond d’une grotte auparavant obstruée par une dalle; point de départ pour l’exhumation durant cinq années de fouilles, d’un trésor jugé divin, avec l’aide de toute la population de la ville, emportée par des élans de piété pèlerine.
Le trésor en question est fait d’ossements humains, de cendres de martyrs et de plusieurs plaques en plomb, parfois gravées en latin archaïque mais souvent en une écriture arabe préislamique qu’on appelle salomonique, ponctuée, tels des talismans, de signes et de carrés hermétiques, ne pouvant annoncer qu’énigmes et mystères.
Il n’en fallut pas plus pour que le Valparaiso, Vallée du Paradis, se convertisse en Mont Sacré, El Sacromonte.
Dès lors, les processions ne quittèrent plus les grottes, plantant des croix votives le long du chemin pénitentiel.
Peu de temps après avoir informé la nonciature apostolique et le secrétariat royal, un conseil de qualification fut constitué, regroupant des théologiens renommés et autres doctes experts afin de vérifier l’authenticité des reliques.
L’aide d’initiés en langue arabe fut par ailleurs sollicitée, principalement celle des cristianos nuevos, ces «nouveaux-chrétiens» encore au fait des subtilités linguistiques de leur langue passée.
Etrange paradoxe dans un contexte où l’arabe était banni, sauf pour quelques rares privilégiés!
Défilèrent ainsi des personnalités reconnues de la société grenadine, tels le médecin et traducteur morisque, Alonso del Castillo, interprète attaché au service du roi Philippe II, ou encore le jeune Diego Begarano, de son nom musulman interdit, Ahmed ibn Qassim al-Hajari, qui évoquera plus tard son expérience dans un ouvrage.
Pour résumer: vingt-deux livres de plomb sont trouvés dans les grottes, se présentant sous forme de 233 feuillets circulaires, de la taille de la paume de la main pour certains d’entre eux, gravés en caractères latins et arabes et comprenant, entre autres curiosités, le Livre de Marie, appelé «Vérité de l’Evangile», scellé du sceau de Salomon qui reprend dans ses six branches la profession de foi: «Il n’y a de dieu que Dieu et Jésus est l’esprit de Dieu».
L’islam et le christianisme se trouvent fusionnés en une seule religion dans ce qui a été interprété comme le cinquième évangile révélé en arabe à Sainte Marie par l’archange Gabriel pour être diffusé en Espagne par l’intermédiaire d’un groupe d’apôtres, que les Romains ont brûlé dans la fameuse grotte après avoir laissé eux-mêmes des traces écrites.
Les Sept Hommes apostoliques seraient, d’après les livres de plomb, des clercs chrétiens natifs de péninsule arabique, ordonnés à Rome par Saint Pierre et Saint Paul puis envoyés pour évangéliser l’Espagne avant de périr par le feu, à la deuxième année du règne de Néron.
Ce sont: Hésychius, Ctésiphon, Torquatus, Euphrasius, Indaletis , Secundius et Cæcilius (appelé dans ces livres, Ceicelleyah ibn Radi), le même dont le parchemin a été trouvé dans le minaret.
Dans un premier temps, ces découvertes -livres et reliques- présentaient de nombreux avantages.
Elles font un pied de nez au calvinisme qui réprouve le culte des saints et, surtout, elles affirment l’ancienneté des chrétiens comme premiers habitants de Grenade, ville si longtemps musulmane, jugée orientale, toujours perçue comme un foyer de menaces, christianisée par la force en ces temps d’inquisition, mais désormais placée au cœur de l’empire, hissée dans la sainteté et dans l’antiquité, reliée qu’elle est au christianisme primitif, en refoulant plusieurs siècles de présence islamique.
Dans ce contexte, Cæcilius devient saint-patron de Grenade en remplacement de Saint Gregorio Bético.
Mais s’il y avait des défenseurs enthousiastes, il se trouvait aussi des adversaires radicaux, à commencer par le Vatican ou l’archiépiscopat de Tolède qui revendique la primauté religieuse en Espagne, et bien d’autres milieux qui ne pouvaient tolérer que des Arabes se trouvent parmi les premiers convertis au christianisme, évangélisateurs de l’Hispanie païenne, ni que Grenade ait été christianisée avant la ville sainte.
Sans oublier, bien sûr, les révélations contenues aussi bien dans les livres de plomb du Sacromonte que dans le parchemin de la Tour, telles l’annonce de l’arrivée du prophète Mohamed ou la proclamation de l’unicité divine et la négation, en filigrane, de la divinité du Christ. Une hérésie assimilée à une influence de l’islam, insufflée par les Morisques.
Les plus sympathiques ne cessent alors de répéter qu’il s’agit d’une ingénieuse et ambitieuse falsification, créant de faux syncrétistes islamo-chrétiens dans un ultime geste utopique et pathétique d’intégration à l’identité catholique de la ville et au tissu national, à la suite de la guerre d’Alpujarras.
Les plus radicaux n’hésitent pas à pointer les Morisques, soit en tant que faussaires à la recherche d’honneurs et de privilèges, soit en tant qu’instigateurs d’un complot contre le christianisme sous forme d’affabulation humaine.
Le résultat est le même.
Les découvertes finiront par justifier l’écartement définitif de la population morisque.
Si les reliques sont sacralisées, incorporées notamment dans l’autel de la Cathédrale de Grenade, excepté un morceau du voile présumé de la Vierge, enchâssé et intégré dans la collection des reliques royales de l’Escurial, les livres sont dénigrés puis confisqués par le Saint-Siège.
En l’an 2000, près de 400 ans après leur envoi au Vatican où ils avaient été condamnés en tant que falsification humaine destinée à ruiner la foi catholique, ils ont été remis par le cardinal Ratzinger en personne et reposent aujourd’hui au Sacromonte, là même où ils avaient été découverts...