Interview de Brahim Alaoui sur son nouveau livre, «Regard sur les artistes modernes et contemporains arabes»

«Regard sur les artistes modernes et contemporains arabes», le nouveau livre de Brahim Alaoui.

«Regard sur les artistes modernes et contemporains arabes», le nouveau livre de Brahim Alaoui. . DR

Après plus de trois décennies consacrées à la médiation interculturelle, Brahim Alaoui publie «Regard sur les artistes modernes et contemporains arabes», aux éditions Skira Paris. Un livre nourri d’expériences personnelles et riche d’échanges avec une cinquante d'artistes modernes et contemporains arabes.

Le 30/12/2022 à 08h52, mis à jour le 30/12/2022 à 10h03

Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de ce livre et quel est son point de départ?C’est un projet que je portais en moi depuis longtemps, et la pandémie m’a poussé à m’isoler et à commencer à écrire. Ce livre est la résultante des expériences et connaissances que j’ai acquises et accumulées à travers la fréquentation des artistes et les visites de leurs ateliers depuis plus de trois décennies et que j’avais envie de partager. L’écriture de ce livre a aussi été motivée par le constat de la pauvreté du corpus critique, la rareté des monographies et des ouvrages de synthèse sur l’art moderne arabe. Il était de mon devoir d’apporter ma contribution à l’écriture de cette histoire et à la réflexion sur les modernités artistiques arabes repensées à la lumière des nouvelles valeurs requises par la mondialisation culturelle.

Ce livre n’est pas un dictionnaire des artistes arabes, mais un ouvrage personnel qui livre votre regard sur des artistes en particulier. Comment avez-vous choisi ceux qui y figurent?J’ai établi en amont de l’écriture de ce livre une sélection d’artistes dans laquelle transparaît mon regard sur les scènes artistiques du monde arabe. Ces artistes m’apparaissent incarner la modernité et j’apprécie leur singularité et la convergence des préoccupations intellectuelles ou existentielles avec leurs œuvres. J’ai fait un choix que j’assume, sans pour autant vouloir prétendre à l’exhaustivité.

Ce sont des artistes que j’ai connus, fréquentés, dont j’ai exposé les œuvres et avec qui j’ai eu des échanges fort enrichissants, et avec certains d’entre eux des relations d’amitié durables.

Ce livre relate une importante tranche de ma vie, riche en découvertes, en rencontres et en réalisations dues en grande partie aux artistes qui m’ont accompagné durant ces décennies, et avec qui les échanges constituent pour moi l’un des plus stimulants chemins de connaissance.

A travers ces portraits d’artistes se tisse la trame politique, religieuse et culturelle du monde arabe dans lequel chacun d’entre eux a évolué. Ce sont d’ailleurs tous des artistes engagés qui témoignent de grands mouvements et de débats majeurs qui ont marqué la scène artistique du monde arabe, à l’instar de l’art postcolonialiste. Est-il important de contextualiser quand on parle des artistes arabes?A mon sens, il est important de prendre en considération le contexte dans lequel les créateurs évoluent en général afin de mieux comprendre leurs préoccupations et saisir la signification de leurs œuvres. J’ai essayé de montrer que, dans le cas de l’invention des modernités artistiques arabes, elle est inhérente aux changements sociaux, économiques, politiques et théologiques en marche depuis le début du XXe siècle dans le monde arabe. Ces modernités sont de ce fait liées au contexte géopolitique, qui permet d’apercevoir l’arrière-plan sur lequel s’adossent les productions artistiques des modernes et où se joue la création contemporaine.

J’ai relaté l’histoire des modernités arabes à travers trois foyers de création régionaux, celui de l’Egypte durant la Nahda dans la première moitié du XXe siècle, du Machrek panarabe à partir des années 1950 et du Maghreb postcolonial dès les années 1960.

On assiste à l’éclosion de centres de création urbaine dynamiques au Caire, à Beyrouth, à Damas et à Bagdad durant la première moitié du XXe siècle et à partir des années 1950, à Casablanca, Alger, Tunis et Khartoum. Toutes des cités où se concentrent des groupes d’artistes qui mènent des réflexions sur l’accès à des modernités postcoloniales, en se réappropriant leurs héritages artistiques, en s’engageant dans la transformation sociale de leur pays, tout en se nourrissant des multiples interactions transculturelles qui se tissent entre les deux rives de la Méditerranée.

Pendant les décennies 1970 et 1980 s’instaure une dynamique artistique transnationale autour de la pensée culturelle panarabe qui a mobilisé les artistes et favorisé des échanges entre ceux du Maghreb et ceux du Machrek. De nombreux festivals et biennales panarabes sont alors organisés et ont contribué à la circulation des idées progressistes et des œuvres d’artistes majeurs qui incarnent les principes fondamentaux de la modernité.

Au tournant du XXIe siècle, nous assistons à l’émergence d’une nouvelle génération qui s’est émancipée des voies classiques de la représentation et explore de nouveaux médiums. Elle œuvre en résonance avec les artistes de la diaspora, qui vivent et créent en grande partie dans les grandes villes d’Europe et d’Amérique du Nord. Ensemble, ils prennent une part active à la dynamique globale d’interaction artistique pour rendre compte des enjeux culturels et sociaux de notre époque, et bousculent bon nombre de dogmes et de tabous qui pèsent sur leurs sociétés.

Ainsi, on peut constater que l’une des particularités de l’art moderne et contemporain est qu’ils sont en constante résonance avec les transformations politiques et sociales dans le monde arabe.

L’idée est-elle aussi de déconstruire les clichés nourris par le monde occidental sur la scène artistique du monde arabe, notamment celle d’un art mis au service d’une idéologie politique?Effectivement, je me suis trouvé dans les années 1980 pris entre deux fronts, celui de la promotion d’un art au service des régimes autoritaires que j’ai réfutée en explorant et en exposant la scène artistique arabe dans sa diversité, que je ne considère ni comme monolithique, ni comme étanche, convaincu que la diversité tant individuelle qu’ethnique et culturelle de ces artistes est une force motrice de leur création.

Aussi, j’ai observé que la notion de «monde arabe» chez ces artistes concerne d’abord leur appartenance à une civilisation qui ne peut se concevoir que dans la pluralité et la diversité qui la forment, et non dans une surenchère identitaire exclusive.

D’ailleurs au cours de mes fréquents voyages vers les pays arabes, il m'a été donné de constater que malgré le manque de liberté que subissent les artistes chez eux, si une poignée d’entre eux s’est dévouée avec zèle au discours idéologique du parti unique, souvent par manque de talent ou par opportunisme, d’autres ont porté un regard critique et lucide sur la limite de l'emprise de ce discours sur la création artistique. Ce sont ces derniers qui m’ont intéressé.

D’autre part, la perception en Occident de l’art moderne arabe à cette époque passait le plus souvent par des clichés, où la subjectivité l’emporte sur la connaissance du renouveau culturel de cette région du monde.

Le plaidoyer pour la reconnaissance d’une modernité conçue par les artistes arabes et ses intellectuels comme une réponse esthétique postcoloniale n’a pas trouvé un accueil à sa mesure en France, à une époque où les regards se focalisaient sur le modèle canonique de la modernité occidentale et tournaient le dos aux expressions artistiques extraeuropéennes.

Une grande place est accordée dans ce livre aux expositions d’art moderne et contemporain arabe. On y parle aussi beaucoup du travail effectué au musée de l’Institut du monde arabe sous votre direction… A quel point ce travail de longue haleine a-t-il contribué à faire bouger les lignes quant à la vision que porte l’Occident sur la scène artistique arabe?Nous avons plaidé, dès la création du musée de l’IMA en 1987, pour la reconnaissance de ces modernités locales conçues par ces artistes comme une réponse esthétique inclusive qui leur a permis de révéler la spécificité de leur culture et d’engendrer une réflexion sur la relativité de la modernité artistique et la nécessité de la considérer dans sa pluralité, sa diversité et ses croisements.

Nous avons aussi favorisé le dialogue interculturel pour ces artistes afin d’éviter de les figer dans une posture culturaliste ou de «ghettoïsation», en imaginant des expositions thématiques qui leur ont permis de nouer des échanges et de se confronter à des artistes de différentes cultures. Des expositions telles qu'«Intensités nomades» (1986), «Croisement de signes» (1989), «Images métisses» (1992) ou «Rencontres africaines» (1994) en témoignent.

Force est de constater que depuis, une nouvelle géographie globale de l’art s’est mise en place progressivement et que la majorité des artistes arabes de la deuxième moitié du XXe siècle auxquels nous avons consacré des expositions monographiques, tels que Shakir Hassan Al-Saïd en 1989, Chaibia ou Baya en 1990, Paul Guiragossian en 1991, Jilali Gharbaoui ou Marwan en 1993, Fateh Al-Moudarres en 1995, Mohamed Melehi en 1995, Ahmed Cherkaoui en 1996, Abdallah Benanteur en 2003, Farid Belkahia en 2005 et tant d’autres encore, jouissent depuis d’une redécouverte à la lumière de la relecture de l’histoire de l’art et sont considérés actuellement comme des représentants majeurs du grand récit de la modernité ouvert à la diversité culturelle.

A qui ce livre, écrit en français, se destine-t-il et sera-t-il traduit dans d'autres langues?L’éditeur a souhaité publier deux versions: la première en français, et une deuxième en anglais qui paraîtra en 2023. Ce livre s’adresse à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’art du monde arabe, à l’art en général et surtout à la jeune génération qui a envie d’apprendre, de connaître l’histoire de ces artistes fondateurs. Il contient une masse d’informations qui peut leur servir à pousser leurs recherches et leurs investigations, ce à quoi s’attellent actuellement de nombreux musées et universités.

Par Zineb Ibnouzahir
Le 30/12/2022 à 08h52, mis à jour le 30/12/2022 à 10h03