Inscription en «tifinagh» de l’ère préislamique découverte à El Jadida: les explications du spécialiste des écritures anciennes Abdelaziz El Khayari

Abdelaziz El Khiari, enseignant-chercheur à l'INSAP.

EntretienDiffusées largement sur les réseaux sociaux, les photos montrant une pierre tombale inscrite en «tifinagh» dans la région d’El Jadida, ont été soumises à l’expertise d’Abdelaziz El Khayari, enseignant et chercheur à l’Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine. Voici ses conclusions, qu’il partage et détaille dans cette interview pour Le360.

Le 28/02/2023 à 13h07

Depuis plusieurs jours, des photos montrant une épitaphe inscrite en «tifinagh» dans la région d’El Jadida enflamment la toile. L’Institut national de l’archéologie et du patrimoine (INSAP) s’est saisi de l’affaire et a mis l’enseignant-chercheur Abdelaziz El Khayari, spécialiste des écritures anciennes et fort d’une expérience de 20 ans, sur le coup. Il révèle, en se basant sur ces mêmes photos, que cette inscription date de l’ère préislamique, qu’elle est marocaine et authentique. Les explications dans cet entretien accordé à Le360.

Une épitaphe en «tifinagh» de l’ère préislamique a été découverte dans la région d’El Jadida. Quel est l’enjeu de cette découverte ?

Cette inscription en tifinagh datant de l’époque pré-islamique a été découverte et médiatisée via les réseaux sociaux. Plus précisément, c’est un site d’information sur internet qui a relayé les images de cette inscription montrées dans une page anonyme sur Facebook, qui appartient à des gens qui refusent de révéler leur identité.

Il y a eu une véritable polémique autour de cette inscription. Tout le monde s’est posé la question sur cette inscription et sur sa véracité.

Étant donné que l’Institut national ses sciences de l’archéologie et du patrimoine (INSAP) s’intéresse au patrimoine archéologique et à sa préservation, l’administration a donc contacté les services régionaux du ministère de la Culture à El Jadida et ces services ont à leur tour contacté les autorités locales pour lancer les investigations et localiser où se trouve cette inscription et chez qui. L’idée derrière cette démarche, c’est bien sûr d’envoyer des enseignants-chercheurs de l’Institut pour étudier cette inscription, la documenter et s’enquérir de l’endroit où elle a été trouvée, et ensuite mener des fouilles archéologiques sur place. Mais malheureusement, et jusqu’à présent, ces personnes qui ont diffusé ces images refusent de révéler leur identité.

L’épitaphe et son inscription en tifinagh ont-elles été localisées?

Malgré toutes les enquêtes et les investigations menées jusque-là, nous ne savons pas où se trouve cette inscription. Il y a eu une grande polémique sur les réseaux sociaux. On entend dire qu’il s’agit de gribouillis, qu’il ne s’agit pas d’une écriture réelle. L’histoire de cette inscription a enflammé la toile et tout le monde s’y est intéressé.

Ce que je peux vous dire, c’est que j’ai mené l’opération d’expertise de cette inscription, car il y a très peu de spécialistes dans ce domaine au Maroc.

L’expertise s’est donc faite à partir des images qui circulaient sur les réseaux sociaux…

Oui, l’expertise s’est faite à partir des images. Il faut savoir qu’il s’agit d’une écriture et que cela ne nécessite pas d’analyse dans un laboratoire. J’étudie les écritures anciennes depuis 20 ans, dont les écritures libyques très répandues en Afrique du Nord, et il en existe plusieurs.

Rien qu’au Maroc, j’ai répertorié, de la zone d’Oum Errabii jusqu’à Tanger, environ 50 inscriptions qui ont été découvertes, ce sont des épitaphes également. Et dans la région d’El Jadida, des inscriptions similaires ont déjà été découvertes. Ce qui signifie qu’il y a un lien entres elles.

Et je peux vous assurer que cette inscription est authentique, car l’abécédaire qui est utilisé, le texte dans cette inscription, ne peut pas émaner d’une personne qui n’a pas de connaissance approfondie de l’écriture libyque au Maroc et au nord de l’Afrique. Je possède des indicateurs qui prouvent mes propos, qui sont basés sur de multiples recherches. L’INSAP ne peut pas publier un communiqué sur des pronostics aléatoires.

Avez-vous pu effectuer la datation à partir de la photo uniquement?

Ce domaine est très vaste. Mais à travers le type d’écriture et le type de trait, en comparaison avec d’autres inscriptions, nous arrivons à déterminer une datation générique. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, nous pouvons déclarer que cette inscription remonte à l’ère pré-islamique antique. Mais nous ne pouvons pas déterminer de quel siècle il s’agit. Nous devons pour cela opérer des fouilles sur place. Car cette stèle funéraire est forcément associée à une tombe. Si nous pouvions effectuer des fouilles archéologiques, il serait fort probable qu’on trouve la tombe, le mobilier funéraire, un squelette que nous pourrions dater à travers le carbone 14 et connaître à quelle époque précise cette épitaphe a été réalisée. Mais pour l’instant, ce qui est sûr aujourd’hui et que nous pouvons admettre, c’est que cette pierre tombale appartient à la période antique, antérieure au 7e siècle après Jésus-Christ.

Qu’est-il écrit sur cette épitaphe qui vient d’être découverte ?

Il faut savoir que le système scriptural libyque était répandu dans l’ensemble du territoire de l’Afrique du Nord. Le système signifie que l’écriture a ses spécificités. L’écriture se fait de manière verticale et par moment horizontale. C’est une écriture faite de consonnes uniquement. Elle regroupe un certain nombre de lettres géométriques qui n’existent dans aucune autre écriture.

Dans cet espace d’Afrique du Nord où était répandue cette écriture libyque, il existait des abécédaires diversifiés. L’abécédaire utilisé en Libye par exemple, il y a des lettres qui existent au Maroc également mais il y a des lettres différentes. Il n’y a pas le même nombre de lettres en Afrique du Nord.

Au Maroc, l’alphabet utilisé dans l’écriture libyque n’a toujours pas été entièrement déchiffré. En d’autres termes, nous ne connaissons pas la valeur consonantique de chaque lettre. Moi j’ai réussi, à travers une inscription bilingue, à déterminer la valeur consonantique de quatre lettres seulement.

Quel est le résultat du déchiffrement que vous avez effectué?

À travers ces lettres que j’ai étudiées et les comparaisons historiques que j’ai réalisées, j’ai fait un essai de déchiffrement de cette écriture libyque occidentale. À travers cette étude, j’ai pu déterminer que cette inscription est une pierre tombale et qu’on retrouvera surement le prénom du défunt et le nom de son père.

L’écriture libyque orientale, ou numidique ou celle qu’on retrouve à l’ouest de l’Algérie et au sud de la Tunisie, contient un alphabet qui a été complétement déchiffré depuis des lustres. Les textes ont été lus au début du 20e siècle.


Pourquoi le système scriptural libyque marocain n’a-t-il toujours pas été complétement déchiffré ?

En Tunisie, une célèbre inscription de Massinissa et une autre inscription d’un mausolée ont été découvertes sur le site de Douga. Ces deux grandes inscriptions sont bilingues. La moitié est écrite en punique, de Carthage, et l’autre moitié est écrite en libyque. Ces textes sont complets, rien n’est effacé. À partir des noms qui sont cités dans ces deux textes, les chercheurs et les spécialistes ont réussi à la fin 19e siècle à déterminer les valeurs consonantiques de l’alphabet libyque en le comparant avec le texte punique. Environ 1000 inscriptions ont été découvertes dans cette région.

Vous dites être sûr que cette inscription est marocaine et non pas algérienne ou tunisienne…

Je peux vous certifier à 100% que cette inscription ne peut provenir ni d’Algérie, ni de Tunisie. Et du Maroc, cette inscription est relative à la région s’étalant de Kénitra-Rabat à El Jadida, de l’océan Atlantique à El Maaziz et ne peut pas provenir d’une autre région en dehors de celles que j’ai citées.

Le fait que cette inscription soit relative à cette région du Maroc, du côté d’El Jadida, qu’est-ce que cela signifie sur le plan historique?

Cette région s’étalant du sud de Rabat jusqu’à Safi, Tamesna, Doukkala et Abda, des textes greco-latins rapportent qu’elle était habitée par des tribus appelées les Gétules. Ce sont de grandes tribus allant de Fdala jusqu’au Sud, le Grand Atlas.

Mais sur le plan archéologique, nous n’avons aucune donnée. Aucune fouille, aucune étude déjà effectuée n’a découvert des choses qui sont relatives à l’ancienne époque.

Les textes révèlent qu’a l’époque antique, la zone était habitée mais sur le plan archéologique, nous n’avons rien. Ces inscriptions qui viennent d’être découvertes sont très importantes car ce sont des documents très importants sur le plan historique et archéologique, qui certifient ce qui a été dit dans les textes. C’est-à-dire que ces tribus gétules sont libyques et marocaines.

Cela prouve également que cette zone était habitée. Il y a des tombes et ces tombes vont nous renvoyer à des villes, des villages. Cette découverte nous permet également de certifier que ces tribus utilisaient l’écriture et qu’elles n’étaient pas uniquement dans le patrimoine oral. Et cette écriture avait une fonction symbolique. Chaque civilisation, chaque peuple se comportait avec l’écriture d’une certaine manière. Ici il y a une portée symbolique et religieuse puisque cette écriture était utilisée dans les inscriptions funéraires. On apprend également que ces tribus avaient des cimetières, et qu’elles possédaient un alphabet spécifique car les lettres sont propres à cette région.

Existe-t-il toujours un espoir de trouver d’autres éléments d’informations sur l’inscription découverte à El Jadida?

Si nous arrivons à localiser cette inscription et nous effectuons des fouilles, nous allons forcément trouver d’autres éléments précieux sur leur manière d’enterrer les morts, leurs rites funéraires…

Dans cette même région, aucune tombe n’a jamais été fouillée…

Par Qods Chabâa
Le 28/02/2023 à 13h07