Il y a des artistes qui jouent pour séduire, d’autres pour provoquer. Ibrahim Maalouf, lui, joue pour créer du lien. Entre mélodies orientales et envolées jazz, son concert à Jazzablanca a offert au public une communion rare, nourrie par une sincérité désarmante. Pour cette troisième participation au festival casablancais, le musicien est revenu chargé d’une émotion particulière, celle de retrouver un public qui, selon ses mots, «le comprend».
Sur scène, il a dévoilé Les trompettes de Michel-Ange, un projet mûri pendant des années, conçu comme une grande fête de mariage. Un album de transmission, dédié à son père et à toute une culture. Le concert de ce 11 juillet a été bien plus qu’une performance: un moment suspendu, où musique, mémoire et fête ne faisaient plus qu’un. Le360 a pu le rencontrer avant sa montée sur scène...
Le360: c’est la troisième fois que vous participez au festival Jazzablanca. Que représente ce rendez-vous pour vous?
Ibrahim Maalouf: je ne dis pas ça par démagogie, mais certains festivals vous marquent. Je me souviens d’un moment très fort ici à Jazzablanca: je venais y présenter une musique en avant-première, l’album n’était pas encore sorti, je ne savais pas du tout si le public allait adhérer ou non. Et finalement, l’accueil a été incroyablement chaleureux. J’ai senti que le public m’avait compris, et ça, c’est très précieux.
Vous dites que vous vous êtes senti “compris” par le public. C’est une notion importante pour vous?
C’est même essentiel. Pour un artiste, il n’y a rien de plus fort que d’être compris, pas nécessairement aimé. On confond souvent les deux. Certains artistes cherchent absolument à être aimés, mais pour moi, être compris, c’est ce qu’il y a de plus gratifiant. À Jazzablanca, et plus largement au Maroc, je ressens cette ouverture au jazz, cette sensibilité. J’ai l’impression d’avoir en face de moi un public qui, d’emblée, me comprend.
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À quoi peut-on s’attendre pour votre concert ce soir? Une surprise ou une nouveauté à dévoiler?
Cette fois-ci, ce n’est pas une avant-première. Je viens présenter un album qui est sorti il y a quelques mois: Les trompettes de Michel-Ange. C’est un projet très personnel, que j’ai longtemps attendu. Il représente un héritage que je tiens de mon père, une partie très forte de mon identité et de ma culture. J’ai imaginé cet album comme une grande fête de mariage. C’est l’histoire que je veux raconter sur scène, comme si on célébrait tous ensemble. Je suis convaincu que ce programme trouve tout son sens ici, à Jazzablanca.
Vous avez orchestré des performances grandioses, parfois avec des centaines de musiciens sur scène. D’où vous vient cette envie de démesure collective?
Pour moi, la musique est un moyen de me sentir connecté au monde. Ça peut paraître paradoxal, car on pense souvent que les artistes s’expriment avant tout pour extérioriser quelque chose d’intime. Mais moi, ce n’a jamais été mon problème. Mon besoin vient d’ailleurs: quand je suis arrivé en France, après avoir fui la guerre, je ne parlais pas un mot de français. Je ne comprenais rien à ce qu’on me disait, ni à l’école, ni ailleurs. Je me sentais complètement déconnecté du monde. C’est un traumatisme d’enfance et depuis, toute ma vie est guidée par ce besoin de créer du lien, d’être en connexion avec les autres.
Comment cela se traduit-il concrètement dans votre manière de concevoir un concert?
Dès que j’en ai l’occasion, j’essaie d’inviter un maximum de musiciens à partager la scène avec moi. Mais ce n’est pas seulement une question de nombre: je cherche à créer des moments uniques, des événements qui laissent une trace. Je ne veux pas faire un concert simplement parce que j’ai un album à défendre ou parce qu’il faut remplir une date. J’essaie à chaque fois de créer un moment fort, un souvenir commun qui nous dépasse.
Vous préparez un grand événement pour vos 20 ans de carrière. Pouvez-vous nous en dire plus?
En avril 2027, je célébrerai mes 20 ans de carrière professionnelle. Je voulais marquer le coup dans un lieu où tout le monde puisse venir, sans contrainte de places limitées. J’ai donc réservé la plus grande salle de concert d’Europe: la Paris La Défense Arena. On y attend 40.000 personnes. Ce sera un immense moment, avec ma famille, mes amis, les artistes et musiciens avec qui j’ai collaboré, et bien sûr, le public. Je veux que ce soit une célébration collective.
«J’ai choisi de construire un autre type d’architecture: celle qu’on habite les yeux fermés, en rêvant»
Avant la musique, vous rêviez de devenir architecte. Pourquoi ce choix initial?
Quand j’étais enfant, je voyais Beyrouth détruite par la guerre. C’était très difficile à accepter. Je me souviens que je montrais à mes copains des cartes postales de New York en disant: «Regardez! ça, c’est Beyrouth». C’était un petit mensonge, mais très symbolique: dans ma tête, je voulais reconstruire ma ville comme si c’était New York.
Qu’est-ce qui vous a finalement éloigné de l’architecture?
J’avais envie de participer à la reconstruction de mon pays. Mais je n’en avais peut-être pas les outils, ni les connaissances. Et à un moment, j’ai dû faire un choix. J’ai réalisé que reconstruire des immeubles, c’était aussi s’exposer à les voir détruits de nouveau. On le voit encore aujourd’hui, malheureusement. Alors, j’ai choisi de construire un autre type d’architecture: celle qu’on habite les yeux fermés, en rêvant. Celle que personne ne peut démolir. À travers la musique, j’essaie de bâtir des émotions, des souvenirs, un environnement intérieur solide.
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Vous avez déjà accompli énormément de choses. Quel est le rêve artistique que vous n’avez pas encore réalisé?
Ce que je vais dire peut surprendre, mais je n’ai jamais vraiment rêvé d’une collaboration particulière ou d’un projet musical en particulier. Ce qui m’anime profondément, c’est de vivre des moments partagés, en communauté. Comme ce soir à Jazzablanca, ou comme lors du concert prévu en 2027. Tout ce que je fais, les albums, les concerts, les bandes originales, je le fais pour vivre des émotions avec les gens, pour me sentir connecté au monde. Mon plus grand rêve, c’est de pouvoir continuer à vivre ça aussi longtemps que possible.








