À 19 ans, caméra en main, Debbagh filmait un Bowles vieux, affaibli, presque au crépuscule. Une pellicule qu’il a gardée cachée pendant vingt-cinq ans. Aujourd’hui, il la confronte au regard du public marocain, y mettant en avant quatre Marocains qui ont partagé l’intimité de l’auteur: Mohamed Choukri, Mohamed Mrabet, Mohammed Temsamani et Abdelouahid Boulaich. Avec lui, ils forment les «cinq regards» d’un film qui raconte Bowles comme rarement «à travers des voix marocaines, loin des clichés orientalistes».
Le360: qu’est-ce qui vous a attiré dans la vie de Paul Bowles et vous a poussé, si jeune, à le filmer avant sa mort?
Karim Debbagh: le jour où je suis entré chez lui, j’ai eu un choc. L’appartement était chaotique: des livres partout, de la poussière, une faible lumière dans un coin. J’ai vu un vieil homme étranger, fragile, assis comme un saint dans son marabout, et autour de lui, une foule de visiteurs qui attendaient leurs tours. Quelque chose m’a fasciné dans cette immobilité. Tout le monde se déplaçait vers lui, jamais l’inverse. C’est à cet instant que j’ai su que je devais filmer.
Qu’avez-vous ressenti en vous revoyant jeune à l’écran?
C’était bouleversant. Tout est revenu d’un coup: l’émotion, les odeurs, les sensations du moment. En voyant certaines images, je me suis rappelé exactement ce que j’ai ressenti en les tournant. On ne peut pas revenir en arrière et c’est frustrant… mais cette projection m’a offert un pont vers mon passé.
«Je n’avais qu’une urgence: celle de les filmer avant qu’ils ne s’en aillent.»
— Karim Debbagh, réalisateur de "Cinq regards"
Votre documentaire est très personnel. Jusqu’où un réalisateur peut-il mettre du sien dans une œuvre?
À 19 ans, je n’avais aucune idée de ce qu’était un documentaire. Je n’avais que l’urgence de filmer Bowles, car j’avais peur qu’il disparaisse d’un jour à l’autre. Quand il est mort, je me suis dit: je dois aussi filmer les Marocains qui ont partagé sa vie, eux aussi vieillissent.
Vingt-cinq ans plus tard, en revoyant les images, j’ai compris que je n’avais pas assez de matière pour construire un film classique. Des amis réalisateurs m’ont encouragé à m’intégrer davantage dans le récit. C’est ainsi que je suis devenu le cinquième regard, le fil conducteur. Le film avait besoin de ma présence, de mon rapport à eux, pour que l’histoire tienne.
Vous filmez aussi le témoignage de Mohamed Choukri. Comment avez-vous vécu cette relation complexe entre Choukri et Bowles?
Choukri ne mâchait jamais ses mots. Il était frustré par certaines questions de droits d’auteur, notamment pour la traduction anglaise du livre «Le pain nu», mais il respectait profondément l’artiste Bowles. Il admirait l’écrivain, l’homme qui a soutenu tant d’artistes marocains. De son côté, Bowles aimait répéter que Choukri «boit beaucoup, mais c’est un très bon écrivain». Leur relation était faite de tensions, mais aussi d’une réelle estime.
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Le film raconte Bowles, mais aussi Tanger. La ville survit-elle à ceux qui portent sa mémoire?
Tanger est omniprésente. C’est la mère de la Beat Generation, de toute une scène artistique marocaine. Elle a permis des rencontres incroyables: Burroughs, Kerouac, Gysin… Même si une génération a disparu, la ville ne meurt pas. Aujourd’hui encore, Tanger attire des jeunes artistes, des poètes, des cinéastes. Elle se recrée sans cesse.
««Bowles, Choukri… tous sont encore là, en moi»»
— Karim Debbagh
Qu’est-ce qui reste de Bowles en vous?
Beaucoup. Déjà, ce film qui fait partie de moi. Ensuite, ses paroles, son attitude, sa manière d’être… Tout est encore très présent. Et pas seulement lui: Choukri aussi. Tous ont laissé une trace durable dans ma vie personnelle. Ils ne disparaîtront jamais.
Pourquoi sortir ce documentaire aujourd’hui et pas plus tôt?
Après mes études, j’ai immédiatement créé Kasbah Films. Le travail s’est enchaîné, je n’avais pas le temps de monter ce projet. Avec le recul, je pense que l’attente a été bénéfique. Le temps rend plus sage, plus détaché. Le film devait mûrir, comme moi.
Vous travaillez avec de grands noms et productions internationales. Vous considérez-vous comme un ambassadeur du cinéma marocain?
Bien sûr. Je suis fier de participer à des films internationaux tout en restant au Maroc. Notre pays nous offre une stabilité, des paysages, une liberté de création qui attirent les plus grandes productions. Représenter le Maroc dans ce secteur est une chance, et une responsabilité que j’assume avec plaisir.








