«Je jette avec grâce mon feutre, Je fais lentement l’abandon. Du grand manteau qui me calfeutre, Et je tire mon espadon; Elégant comme Céladon, Agile comme Scaramouche, Je vous préviens, cher Mirmydon, Qu’à la fin de l’envoi, je touche!»
Qui n’a pas «relu» autrement Cyrano de Bergerac, de son auteur Edmond Rostand, dont le personnage principal de poète et bretteur, affublé d’un nez protubérant, est incarné dans un jeu d’acteur époustouflant, par Gérard Depardieu?
Lequel monstre sacré du cinéma français traverse à son tour de bien «mauvaises heures!»…
En plus de la diffusion d’un «Complément d’enquête» truffé de commentaires abjects, l’acteur est mis en examen pour viol et accusé par plusieurs femmes d’agressions sexuelles.
De quoi enflammer la polémique entre indignations et marques de soutien, allant des propos du président de la République Emmanuel Macron à la tribune signée par une cinquantaine de personnalités du monde de la culture.
«Lorsqu’on s’en prend ainsi à Gérard Depardieu, c’est l’art que l’on attaque», clame ainsi le texte, paru dans Le Figaro, comme si l’art était synonyme de paravent.
Le romancier, essayiste et chroniqueur, membre de l’Académie française, Jean-Marie Rouart, signataire de la pétition, affirme à son tour dans une déclaration à la télévision: «Qu’importe le comportement, qui est de la grossièreté chez Gérard Depardieu, c’est un tel immense acteur, c’est un tel génie ! Est-ce que vous croyez que chez Rabelais il n’y a pas de la grossièreté? C’est l’esprit gaulois de la France».
Les Gaulois apprécieront!!!
Loin de moi l’idée de me mêler d’une polémique franco-française, il n’en n’en reste pas moins qu’elle invite à la réflexion par l’implication d’une icône en pleine dégringolade, dont la renommée dépasse les frontières hexagonales et, surtout, par les questions qu’elle soulève.
«Faut-il boycotter les films de Depardieu ?»
On en est là au niveau des interrogations qui rejoignent les déboulonneurs de statues!
Si on devait suivre cette logique et interdire, chacun selon ses appartenances et convictions, les œuvres des Inquisiteurs, des racistes, des islamophobes, des antisémites, des esclavagistes, des chantres de la colonisation, des apologistes de génocides, des collabos, des sexistes misogynes, des tordus sexuels et autres détraqués violents, combien resterait-il au final à voir et à lire après cette fastueuse entreprise d’épuration?
Nul besoin de remonter aux temps moyenâgeux, quoique, j’ai un faible pour la Chanson de Roland, qui prête à sourire, depuis le temps, dans sa représentation du sarrasin -autre nom du musulman du moment-, ennemi par excellence, mais encore confus, formé de hordes hétéroclites, faites de Pincenois, de Soltras, de Gros, d’Esclavons, de Géants de Malprose, Ceux de Barbus la fronde, ces Chananées hideux, ces Misnes «aux têtes énormes» et aux «échines au milieu du dos couvertes de soie, exactement comme celles des porcs», ceux d’Occian qui «braient et hennissent», ceux d’Argoilles qui «aboient comme des chiens»…
Heureusement qu’il surgit, par-ci et par-là, échappant à la figure de l’animalité, un vaillant chevalier, «auquel il ne manque que d’être chrétien pour être un honnête homme»!
À la fin du Moyen-âge, le poète le plus connu reste François Villon, voleur et meurtrier, condamné à la pendaison au gibet dont il échappe grâce au Parlement de Paris.
Faut-il donc bannir son œuvre et celle de toutes les auteurs canailles compromises dans des affaires sordides de droit commun?
«Frères humains qui après nous vivez. N’ayez les cœurs contre nous endurcis», déclamait-il dans sa Ballade des Pendus.
Avec l’humanisme des 15ème et 16ème siècles, cohabiteront les guerres de religion et les répressions contre les protestants, atteignant leur paroxysme avec le massacre de la Saint-Barthélemy, que le pouvoir royal justifia à travers plusieurs œuvres, en vers ou en prose, en plus de pamphlets non officiels.
Autres temps, mêmes paradoxes!
Les Lumières européennes n’ont sans doute pas brillé pour tout le monde, ayant voisiné sans états d’âme, avec l’esclavage, le «Code noir», le «Bois d’ébène», le mythe du bon sauvage, dégradé par le climat, transformé en bien meuble.
Montesquieu, l’immense auteur des «Lettres persanes», qui détenait par ailleurs des intérêts dans des ports négriers, est présenté dans la littérature bien-pensante et par les adeptes du second degré, comme un chantre de la liberté, là où les partisans du direct pragmatique ne voient qu’une justification de l’entreprise esclavagiste, cynique et amère.
L’écrivain guadeloupéen Jean-Philippe Omotunde note à ce propos «une panoplie d’arguments anti-nègres», y compris sa théorie sociologique des climats.
Or, «dès lors qu’il induit un lien de cause à effet entre climat chaud et dégradation de la personne humaine, poursuit Omotunde, il participe activement à la construction du champ sémantique impérialiste qui va générer le racisme».
Faut-il pour autant se priver de la lecture de «L’Esprit des lois» ?
Même en Allemagne, un grand penseur idéaliste comme Friedrich Hegel a exclu tout le continent africain de l’Histoire universelle.
Il avançait ainsi dans son cours, connu sous le titre «La Raison dans l’histoire»: «Les nègres, tels nous les voyons aujourd’hui, tels qu’ils ont toujours été. Dans l’immense énergie de l’arbitraire naturel qui les domine, ni le moment moral ni les idées de liberté, de justice et de progrès n’ont aucune place ni statut particulier. Celui qui veut connaître les manifestations les plus épouvantables de la nature humaine peut les trouver en Afrique. Cette partie du monde n’a, à proprement parler, pas d’histoire».
Un discours qui constitue le summum de l’européano-centrisme, justifiant et réhabilitant postérieurement l’impérialisme colonial et néocolonial, dont les échos parviennent jusqu’à nos jours, ainsi que le décortique l’universitaire camerounais Achille Membe.
Et même si Hegel est l’objet de critiques virulentes de la part de philosophes européens, d’Arthur Schopenhauer à Bertrand Russel en passant par Kierkegaard, c’est généralement pour d’autres raisons que pour son discours professoral sur l’Afrique.
Ils se ramassent donc à la pelle, les auteurs aux idéologies et propos nauséabonds.
Voltaire, autre philosophe des Lumières, auteur du «Traité sur la tolérance », dans sa judéophobie écrivait, dans le «Dictionnaire philosophique» : «C’est à regret que je parle des juifs: cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre».
Ne parlons même pas de Louis-Ferdinand Céline, auteur de «Voyage au bout de la nuit», classé parmi les plus grands romans de tous les temps, connu pour son antisémitisme et sa collaboration active avec l’occupant nazi!
De là à appeler à l’interdiction de Céline, comme «priorité des priorités», il n’y a qu’un pas, qui a été franchi, notamment par l’avocat Gilles-William Goldnadel alors qu’Arno Klarsfeld réclamait l’interdiction de la réédition de ses pamphlets.
Jusque-là, cela peut prêter à discussion: n’était-ce l’incohérence de dénoncer, respectivement, le lynchage médiatique du réalisateur Roman Polanski ou l’injustice de le poursuivre pour des faits vieux de 30 ans.
Depuis, le cinéaste franco-polonais s’est vu attribuer un César et l’écrivain Michel Houellebecq, dont le roman «Plateforme» est un ramassis d’injures contre les musulmans, et la Légion d’honneur et le prix Goncourt!
Alors, quitte à jouer les Inquisiteurs et à vouloir bannir les ouvrages et productions, «brûlez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens!»