Dessine-moi un mouton, sans privations ni souffrances pour s’acquitter du prix exorbitant de la bête, sans exhibitions dans la rue ou sur les réseaux sociaux de la victime sacrificielle et tout ce qui va avec, depuis sa tête calcinée ou ses tripes pendantes avant d’être enfilées dans des brochettes…
Dessine-moi un mouton sans ripailles gargantuesques, sans casse-tête pour rassembler autour de soi dans la joie et l’allégresse, sans jérémiades des uns et des autres (au sujet des odeurs naturelles, du taux anormal de cholestérol, d’absence d’aide-ménagère…), sans hypocrisie de certaines bonnes âmes, carnivores à longueur d’année, criant tout d’un coup à la cruauté, car découvrant que la viande ne tombait pas, par une opération de magie aseptisée, dans leur assiette…
Je ne suis pas qualifiée pour faire un sermon sur le noble esprit de cette grande fête, purifiée des mercantilismes, des ruses avec le sacré et de tous les paradoxes; ni ne ressens l’envie de philosopher sur le sens du Sacrifice et sur l’interprétation de la vision abrahamique, notamment par le recours à un mystique de la trempe d’Ibn Arabi, débouchant sur une profonde conviction, loin de cette image de Dieu réclamant du sang, à savoir l’immolation de notre part animale, soit de notre nafs et égo.
Très prosaïquement, je me mets à rêver d’errances insouciantes dans de vastes espaces en oubliant, un court moment, les équilibres fragiles entre populations, cheptel et pâturages, ou encore les mutations des modes de fonctionnement des sociétés pastorales dont l’espace était régi anciennement par de stricts codes de transhumance.
Embarras du choix entre les steppes et plateaux de l’Oriental, ceux-là même dont la tradition orale évoque le règne de «Chih ou Rih», vent et armoise, les plaines atlantiques étendues à l’infini, l’auguste majesté des montagnes du Rif ou de l’Atlas, les oasis, les palmeraies et les bucoliques vallées…!
Ici et là, depuis les temps les plus lointains, une des principales richesses est formée par le troupeau, qu’il soit fait de Sardi, de Boujaad, de Beni-Guil, de Timahdite, de D’man, de Beni-Ahsen…
Ce n’est pas pour rien que le terme ghanam, désignant en arabe un troupeau d’ovins et de caprins, a pour racine ghnm, signifiant l’acte de faire du butin, alors que, de même champ sémantique, la ghanîma est une prise de guerre, équivalente au terme vernaculaire Ksiba (du verbe kasaba) portant une notion d’acquisition de biens.
Autre terme pour désigner les pasteurs et possesseurs de troupeaux: Chaouia, dérivé du mot châte, signifiant brebis, étendu de manière générale aux troupeaux d’ovins et de caprins.
De là, les fameux Chaouia des Aurès en Algérie, mais aussi divers groupements du nom au Maroc, au sein des Gueznaya ou dans le Gharb.
Sans oublier, évidemment, la plaine atlantique Chaouia dont l’appellation fut adoptée dans les sources écrites à partir du 15ème siècle, en remplacement de son appellation berbère initiale, Tamesna.
Au règne de la principauté des Berghouata déjà, du 8ème siècle au 12ème siècle, cette plaine atlantique était réputée pour la richesse de son blé et de sa laine, exportés à travers les ports d’Anfa ou de Fedala.
Avec les Mérinides, originaires de tribus de pasteurs zénètes, l’élevage prend une autre dimension.
Dans sa généalogie mythique, Ibn Khaldoun classe les Berbères en trois grands branches: les grands nomades chameliers Sanhaja, les agriculteurs sédentaires Masmouda et les cavaliers nomades Zenata, décrits depuis l’Antiquité comme conducteurs de chars puis intrépides cavaliers.
Leur nom, Zenata, est d’ailleurs devenu synonyme de cavalier sous la forme Jinete en espagnol, alors que le genet est le nom donné à un «petit cheval d’Espagne» et que le français désigne la manière de monter à l’aide d’étriers très courts sous l’expression «monter à la genette».
Mais revenons à nos moutons!
Les Mérinides, dont la capitale du royaume était la ville de Fès, n’ont pas tardé à mettre en route un important programme d’élevage, en nommant à sa tête Abd-Allah ben Guendouz qui chargea de la mission les chefs de ses pasteurs, Moussa et Hassan ben Abou-Saïd Sobaihi, de la fraction bédouine hilalienne des Soueïd.
Les frères, spécialistes en la matière, effectuèrent cette mission du Haouz jusqu’au Souss et finirent par obtenir, en récompense, le gouvernement de la Tamesna.
C’est à partir de cette date que la région adopta l’appellation Chaouia, en référence aux descendants et serviteurs de Moussa et Hassan Sobaihi.
Mais il a fallu attendre le 15ème siècle pour voir le nom Chaouia s’officialiser, bien qu’il fût jugé «péjoratif par les grands nomades chameliers», d’après William Marçais.
S’il y a un nom lié à ces activités d’élevage et rattaché de manière évidente aux Mérinides, c’est bien celui du mouton Mérinos, dont l’origine lointaine sur cette terre nord-africaine remonterait à la période phénicienne.
«Venu d’Afrique avec les sultans mérinides, au temps des Maures, écrit Michel Loubès, dans son “Voyage au pays des tondeurs”, ce prince de la laine, le Mérinos espagnol, a envahi le monde avec une force d’expansion triomphante».
De son côté, Paul Fénelon souligne, dans son «Vocabulaire de géographie agraire», à l’entrée réservée au Mérinos: «Terme dérivé du nom d’une tribu marocaine, les Mérinides, qui auraient créé cette race de moutons au cours du Moyen-Âge; on la signale en Espagne au 15ème siècle. Elle y acquit toutes ses qualités, surtout en ce qui concerne l’abondance et la finesse de sa laine qui valut leur réputation mondiale aux draps espagnols. Colbert introduisit ces moutons en Roussillon; puis, sous Louis XVI, on créa pour eux deux bergeries, l’une à Montbard, l’autre à Rambouillet. Par une sélection sévère et par croisement avec des races locales, on a obtenu plusieurs variétés de mérinos (…)»
Et ce sont ces mérinos qui nous reviennent encore d’Espagne, durant cette période de préparatifs de l’Aïd, afin d’augmenter l’offre en têtes de bétail, même si les spéculateurs et les excès des intermédiaires ne peuvent s’empêcher de s’inviter à la fête!