Pour mesurer l’enracinement des savoir-faire artisanaux dans notre culture, il ne suffit pas d’exposer les plus belles pièces dans des musées ou de les exhiber en photos sur des modèles.
Derrière chaque objet se cachent des mains d’or qui témoignent encore de façon implacable d’une vitalité à toute épreuve, notamment face aux tentatives d’appropriation culturelle.
Pour ne parler que du caftan et d’une seule ville, qui n’est pas réputée des plus traditionnelles, telle Casablanca dans laquelle se déroule actuellement la 8ème édition de la Semaine nationale de l’artisanat, il existe des dizaines de kissariya dédiées au caftans et aux tenues similaires, de la takchita à la gandoura, en passant par le qmis, la jellaba, le jabador…
Bien plus qu’une mémoire des temps passés, c’est une réinvention continuelle.
A l’ombre des ateliers ou en pleine lumière, s’activent toute l’année des couturiers et maâlems-artisans, des fabricants de boutons appelés ‘qad, des spécialistes des fils de soie tressée ou de skalli d’argent et d’or et d’autres passementiers, maîtres en berchmane, en qitane, en sfifa qu’elle soit fine ou plus considérable, appelée makhzaniya, défiant de manière intemporelle les modes éphémères…
Sans oublier toutes ces femmes, qui depuis l’intimité de leur demeure, perpétuent un héritage ancestral avec des broderies riches de leurs spécificités esthétiques et régionales, tandis que d’autres sont expertes en perlage à l’aide de ‘qiq et de paillettes ou sont plus familières de la randa, cette délicate dentelle à l’aiguille venant orner les bordures et dont le nom existe avec le même sens en castillan, en catalan et autres langues romanes.
Une autre manière de dire la valeur de ces arts manuels, vestiges de l’activité d’un ancêtre proche ou lointain, c’est leur survivance dans la patronymie jusqu’à l’ère moderne, gravés qu’ils sont pour la postérité dans les registres de l’état-civil.
Pour rester dans les tissages, il y a le Herrar, spécialiste de la soie, au pluriel Herrara donné à des groupements, notamment dans le Cercle d’Ouazzane, alors que les Oulad al-Harrar sont connus au sein des Mdakra dans la plaine Chaouia.
L’un des herrar les plus célèbres du pays, soyeux de son état, natif de Marrakech, était le mystique Sidi Abd-el-Aziz Tebbaâ, grand disciple d’al-Jazouli, formant lui-même ceux qui allaient s’imposer comme des cheikhs de renom et non moins chantres de la guerre sainte dans un contexte d’occupation ibère.
Difficile de ne pas penser au Bzioui, de la localité de Bzou dans les montagnes du Grand-Atlas, dont l’étymologie, bien que ne faisant pas l’unanimité, est rapprochée du terme bezz, désignant la soie, par extension, les fins tissages!
Qui ne connaît pas en effet, à travers le pays, le bzioui à la délicatesse arachnéenne, prisé pour les djellabas des notabilités et des rois, réalisé par les femmes de génération en génération, en striant laine et fils de soie, et qu’une relation d’ordre quasiment mystique relie au tissage Saïssi, du fait de la présence des zaouïas familiales des Aït Amghar, l’une à Bzou, l’autre à Saïs au milieu des Doukkala!
Dans le même registre vestimentaire, il y a le haïk, sorte de drap souple, non cousu, représentant une constante dans le monde antique méditerranéen.
Le nom en est arboré en tant que tel par des familles issues d’Andalousie ou du pays Jbala (chez les Beni Yekhlef, Masmouda, Béni Saïd, Béni Hozmar…), avec comme personnalité du nom le théologien de Tétouan, mort à Fès en 1800, Mohamed ben Hassan Andaloussi al-Haïk, auteur d’un célèbre recueil dédié à la musique andalouse.
Autres activités apparentées, arborées comme patronymes: celles des Souaf (en rapport à la laine), des Qettan (fabricants de coton), des Derraz (tisserands), des Hebbak (tisseurs et passementiers), des Khayyat (couturiers, englobant par ailleurs l’action de suturer les plaies), des Qebbaj (dont le nom désignerait d’après le professeur Abdelhadi Tazi, un couturier spécialisé dans la confection des caftans), des Lebbada (fabricants de feutre utilisé pour la confection de couvre-chefs ou de tapis de prière, porté en ce sens au XVIIIe siècle à Fès par la mystique Sfiya Lebbada)…
Qui dit costumes, dit coiffures et tout ce qui va avec comme parures!
D’où: El-Mecchat, fabricant de Micht, peignes et brosses à cheveux, le Cherabli, de cherbil, babouches de cérémonie, le Sayegh, bijoutier et orfèvre, avec pour variante Assayag chez les familles juives au sein desquelles le métier était quasiment consacré, les musulmans ayant des préjugés quant au travail des métaux considérés comme usure puisque vendus à un prix supérieur à leur valeur en poids. C’est ainsi qu’au XVIe siècle, à Fès, Léon l’Africain avait noté que la plupart des orfèvres étaient juifs, de même que sur la route reliant Fès et Tombouctou…
Il demeure tant d’autres activités manuelles nécessitant art et maîtrise!
Le debbagh pratique le travail du cuir (la maroquinerie), prospère dans différentes régions du Royaume et est reconnu à l’échelle mondiale, à tel point qu’il est dit «Maroquin» et est attesté en ce sens depuis le XVIe siècle chez Rabelais.
Le Mseffer est le relieur de livres (équivalent au Moujallid en Orient) dont le métier implique des connaissances en sciences, en belles lettres et en calligraphie, tandis que le khaghat (synonyme de Warraq dans les pays du Levant) est le fabricant ou marchand de papier.
Nejjar est le menuisier. Amzil en berbère, Haddad en arabe, est le ferronnier.
Sans oublier tous les autres artisans qui ont laissé leur nom à des familles de renom: Seffar (dinandier); Guebbas (plâtrier); Mlahfi (artisan du Liĥâf, soit des couvre-lits et couvertures); Cherrat (cordier); Hassar (fabricant de nattes); Serraj (sellier); Berdaï (fabricant de bâts et des harnachements des bêtes de somme); Chemmaâ ou Chemaou selon les variantes (fabricant ou vendeur de cierges et de bougies); Fekhar (potier); Taârji (en rapport au fameux petit tambour en basque appelé taârija)…
Ces activités toutes indépendantes qu’elles soient avaient leurs organisations professionnelles sous forme de corporations de métiers qui veillaient à la protection des savoir-faire, à la transmission des injonctions des autorités, à la levée des taxes, au recrutement des travailleurs pour les chantiers du gouvernement…
Caractérisées par leur localisation dans des zones spécialisées, elles conjuguaient valeurs spirituelles, intellectuelles et professionnelles dans un esprit de vertus chevaleresques, exprimées dans la pratique de la solidarité et dans le rituel de l’initiation.
Le chef de la corporation est l’Amine, charge qui appelle une grande confiance, groupant sous son autorité les artisans d’une même spécialité et veillant à régler les questions liées à la profession comme les admissions des nouveaux membres, les différends potentiels, les contestations et litiges avec la clientèle et l’arbitrage à la demande des parties devant le Mohtassib.
Littéralement «Celui qui tient des comptes», il s’agit-là d’un autre fonctionnaire dont la charge, jadis d’importance, basée sur le contrôle éthique et économique, puisant ses fondements dans le droit canonique, a eu ses heures de gloire avant d’être vidée de ses principales prérogatives depuis le début des temps modernes…