En 172 pages seulement, Rachid Benzine réussit un incroyable tour de force: lever le voile sur un pan de l’histoire douloureuse de l’immigration en France, celle qui a mené des dizaines de milliers de Marocains à être enrôlés dans l’Hexagone pour y travailler dans les mines, et dans le même temps explorer les relations complexes et si pudiques qui unissent un père à son fils.
Dans ce «road trip émotionnel», comme le qualifie Rachid Benzine, Amine apprend au téléphone le décès de son père, qu’il n’avait plus revu depuis vingt-deux ans. Tout à sa musique, ce pianiste de renom a coupé les ponts avec sa famille, du moins ce qu’il en reste, car depuis la mort de son frère et de sa mère, il a tourné le dos aux siens, incapable de surmonter davantage les non-dits et les lourds silences de son père.
Mais cette vie familiale le rattrape à la mort de son père. Appelé par ses sœurs, il est bien obligé de revenir en France, dans cette tour où il a grandi à Trappes, où git encore la dépouille de son père et les objets d’une vie. Dans ces retrouvailles outre-tombe, on peut voir se profiler en filigrane l’ombre de Meursault qui, dans «L’étranger», d’Albert Camus, débute sa narration par le plus célèbre des incipit de la littérature française: «Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas». Un incipit qui renvoie à la phase du narrateur du roman de Benzine qui décrète quant à lui: «Il a fallu qu’il meure pour que je revienne». Autre ressemblance entre ces deux étrangers au monde et à ceux qui le peuplent, la mise en bière et les funérailles de sa mère pour l’un, la toilette funéraire de son père pour l’autre.
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La première épreuve, et non des moindres, pour le narrateur, est de devoir accomplir ce rituel religieux des plus intimes, étant le seul garçon de la famille. Il lui faut alors redécouvrir son père, cet inconnu, dans toute l’intimité qu’impose ce rituel religieux. Comment braver la pudeur, la mort, la douleur, les reproches, les regrets, la distance qui s’était installée, en lavant sa dépouille? Comment lui pardonner pour retrouver la paix, l’un et l’autre? Autant de questions qui taraudent Amine pendant cet instant qui représente l’un des temps forts du roman, en ce qu’il aborde la question difficile de la réconciliation post-mortem.
Face à ce corps sans voix, le fils se confronte à un autre supplice: l’absence qui a remplacé le silence. Mais en rangeant les affaires du défunt, il fait la découverte de cassettes audio, dissimulées sous la baignoire de l’appartement familial, chacune datée et portant le nom d’un lieu. Il en écoute une première, et entend alors, pour la première fois depuis de longues années, la voix de ce père si taiseux. Ces cassettes, ce sont celles que son père a envoyées pendant des années à son propre père, resté au Maroc, pour lui raconter, dans cette correspondance parlée, son quotidien en France, depuis son départ à dix-neuf ans du sud du Maroc pour aller travailler dans les entrailles de la terre française.
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Il découvre, à travers les modulations de cette voix tantôt jeune, tantôt teintée par le temps et les difficultés de la vie, un personnage qui lui était totalement méconnu. Un homme qui a sacrifié sa jeunesse pour subvenir aux besoins de sa famille au Maroc, et dont les choix ont été dictés par le respect de ses parents, des traditions, des valeurs nobles dont il était pétri et de ses responsabilités.
Au gré de ses écoutes, le narrateur entreprend un voyage à travers la France pour aller à la rencontre des anciens amis de son père, ceux qui l’ont le mieux connu et sont le plus à même de lever le voile sur le mystère qui entourait cet homme. Du nord de la France dans les mines de charbon des Trente Glorieuses, aux usines d’Aubervilliers en passant par Besançon, les maraîchages et les camps de harkis en Camargue, le narrateur apprend à connaître son père et, enfin, à l’aimer pour ce qu’il était vraiment.
«Les silences des pères», de Rachid Benzine. Éditions Seuil. 140 DH.