C’est l’histoire d’une notion née de la philologie, récupérée par l’ethnographie pour se confronter au racisme dont elle tente de se parer avec son désormais indissociable préfixe d’opposition «anti», sans se protéger pour autant ni des récupérations ni de l’exclusion par l’évacuation d’autres membres de la même famille.
Étranges tribulations, en effet, que celles du terme «sémite» qui a vu le jour à la fin du XVIIIème siècle en puisant, derrière ses allures scientifiques, dans la mythologie biblique!
Son créateur est l’historien, écrivain et philologue allemand August Ludwig von Schlözer, qui employa le néologisme pour la première fois en 1781, afin de désigner un groupe de langues affiliées, parlées dès l’antiquité en Mésopotamie, en Syrie, en Palestine et en Arabie, regroupées auparavant sous la forme générique de «langues orientales» devenues, dès lors, «langues sémitiques».
Des classifications n’ont pas tardé à être élaborées au fil des ans, notamment sur des bases géographiques, sans faire l’unanimité de la communauté scientifique.
Elles divisent, à titre d’exemple, le sémitique oriental, le sémitique nord-occidental et le sémitique sud-occidental, avec pour principales branches, en vrac, l’akkadien, le cananéen, le phénicien, l’hébreu, l’araméen, l’éthiopien et l’arabe, auxquels s’ajoutent leurs multitudes de dialectes…
Pour inspirer la dénomination-mère -ou «père», plus exactement!- se trouve Sem, fils aîné de Noé et frère de Cham et de Japhet, tous mentionnés dans la Genèse.
Or, du point de vue strictement biblique, la définition «sémitique» serait bancale si l’on part du simple exemple des Phéniciens, des Éthiopiens ou des Cananéens, rangés parmi les fils de Cham et non de Sem.
Comme on n’était pas à une invention inspirée près, le mythe chamito-sémitique (appelé également afro-asiatique) a vu le jour, en plus du chamitique, toujours en rapport avec la généalogie biblique.
Sans oublier, pour faire bonne mesure, le japhétique, dit plus tard «indo-européen», reliant par une opération du Saint-Esprit, tout à la fois, les anciens idiomes de l’Inde brahmanique, les dialectes de la Perse, les langues du Caucase, l’arménien, les langues slaves, germaniques et celtiques, de même que le grec et le latin.
Nous n’allons pas nous encombrer ici de casse-tête d’ordre taxinomique ou épistémologique. Retenons juste que de la linguistique à l’anthropologie physique, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi!
Après les caractéristiques communes relevées en matière de syntaxe, de morphologie, de vocabulaire ou de phonétique, vient en effet «l’étude scientifique des races humaines».
Pour établir une classification anthropologique, quoi de mieux pour les adeptes des archivages -et surtout, des hiérarchisations!- que de revenir aux bonnes vieilles classifications linguistiques épaulées par la biologie!
La Société ethnologique de Paris, fondée en 1839, se définissait à ce propos comme une «association scientifique ayant pour objet l’étude des races humaines d’après les traditions historiques, les langues et les traits physiques et moraux de chaque peuple».
Dans un contexte favorable à ce type d’érudition mêlant, sans réel fondement scientifique, philologie et biologie de race, impossible de ne pas mentionner Ernest Renan, dont les travaux constituent, d’après Edward Saïd, «une encyclopédie des préjugés raciaux à l’encontre des Sémites».
Que l’on en juge par son Discours d’ouverture du cours de langue hébraïque, chaldaïque et syriaque au Collège de France, dans lequel il dépeignait en 1862 ce «vieil esprit sémitique» comme étant «antiphilosophique et anti-scientifique» tout en résumant en trois mots la «politique sémitique»: «théocratie, anarchie, despotisme».
«D’un autre côté, ajoute Renan, le caractère sémitique est en général dur, étroit, égoïste. Il y a dans cette race de hautes passions, du complet dévouement, des caractères incomparables. Il y a rarement cette finesse de sentiment moral qui semble être surtout l’apanage des races germaniques et celtiques.»
On en vient immanquablement à penser à Arthur de Gobineau qui écrivait en 1853, dans son «Essai sur l’inégalité des races humaines», que «la pure germanité est l’aboutissement de la race humaine et même la seule digne de ce nom», en veillant à préciser qu’elle est «menacée par le sang sémite».
Essai qui aurait fourni un des fondements philosophiques à l’antisémitisme racial de la fin du XIXème siècle jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale avec le Troisième Reich, dont on connaît les délires suprématistes autour de la race aryenne et la folle mission allouée d’en restaurer la pureté avec ses dérives et ses crimes de sinistre mémoire!
L’antijudaïsme historique était devenu, entre-temps, antisémitisme, un terme forgé vers 1873 par le journaliste allemand Wilhelm Marr, comme pour donner un caractère rationnel et pseudo-scientifique à la haine du Juif.
On passe ainsi, selon les termes de Jacques J. Rozenberg, «d’une opposition d’essence spirituelle et religieuse à un rejet d’ordre national et racial».
Dans la foulée, l’antisémitisme étant un autre versant de l’antijudaïsme, il mettait dans le même sac tous les Juifs à travers le monde, qu’ils soient Slaves, Russes, Polonais, Allemands ou Éthiopiens, ignorant la réalité historique des conversions au judaïsme.
Se basant sur l’étude de l’évolution des langues parlées, le linguiste israélien Paul Wexler a bien fait descendre les Juifs séfarades d’abord des Arabes, des Berbères et des Européens convertis au judaïsme, rendant minimale la composante judéo-palestinienne de la population séfarade.
Sur un autre plan, l’historien israélien Shlomo Sand, auteur du sulfureux «Comment le peuple juif fut inventé», réfute carrément la question de l’exil de Palestine sous la Rome impériale, privilégiant la thèse des conversions au judaïsme, et relègue au rang de «mythologie nationale» la description des Juifs errants revenus «en masse sur leur terre orpheline».
Il répondait ainsi à une interview au journal israélien Haaretz: «Le peuple ne s’est pas disséminé, c’est la religion juive qui s’est propagée. Le judaïsme était une religion prosélyte. Contrairement à une opinion répandue, il y avait dans le judaïsme ancien une grande soif de convertir».
Quoi qu’il en soit, face à la montée de l’islamophobie, que d’aucuns assimilent à un remplacement du Juif d’hier par le Musulman d’aujourd’hui, face aux indignations légitimes contre toutes les formes de racisme et quitte à prendre les vieilles terminologies pour Parole d’Évangile, la logique voudrait que, dans cette lutte contre l’antisémitisme, on n’exclue pas les très sémitiques peuples arabes.