Ce qu’il faut savoir sur Boulahfa, trésor paléontologique du Maroc

Aperçu d'une trace fossile retrouvée dans la Formation El Mers III.

Le Moyen Atlas ne se résume pas à ses paysages majestueux, il est aussi une terre de mémoire. À Boulahfa, les couches géologiques de la formation El Mers III dévoilent un monde disparu, vieux de 160 millions d’années, que la science redécouvre pas à pas. Les détails.

Le 15/09/2025 à 09h00

À première vue, Boulahfa apparait comme une plaine discrète du Moyen Atlas. Des reliefs assoupis, des roches grisâtres teintées de violet, quelques traces de gypse. Mais sous ces couches géologiques, c’est tout un monde perdu qui refait surface. «Ici, nous sommes face à un gisement riche en fossiles», résume d’emblée Driss Ouarhache, professeur-chercheur à l’université Sidi Mohamed Ben Abdellah de Fès.

Les chercheurs y ont identifié une concentration remarquable de restes fossilisés. Bois pétrifiés, traces de charbon et ossements fragmentés racontent l’histoire d’une plaine côtière marécageuse où prospérait une végétation dense. «Au niveau de la localité de Boulahfa, la Formation El Mers III, d’environ 300 mètres d’épaisseur, se compose de marnes (mélange naturel d’argile et de calcaire, Ndlr) vertes à intercalations de niveaux de gypse massif et de calcaires sableux. Vers le haut de la série, on note un appauvrissement en gypse et un enrichissement en matière organique végétale (bois fossile, charbon), donnant aux sédiments une teinte gris sombre, avec intercalation de quelques niveaux de marnes violacées», détaille Driss Ouarhache.

C’est dans ce décor que vivaient quatre types de dinosaures herbivores désormais entrés dans la légende. «Cette zone de plaine côtière à végétation dense a offert un écosystème propice au développement d’animaux terrestres, notamment les dinosaures herbivores, dont les restes de quatre espèces y ont été trouvées», note le professeur.

Des géants et des cuirassés

Le plus emblématique est sans doute Adratiklit boulahfa (lézard de la montagne), premier stégosaure jamais découvert en Afrique du Nord. Comme ses cousins européens et américains, il possédait un corps massif porté par quatre pattes, une petite tête adaptée au broutage des plantes basses, ainsi qu’une série de plaques osseuses dressées le long du dos de part et autre de la colonne vertébrale et une queue armée de pointes servant de défense, explique notre interlocuteur.

Mais la star du site reste Spicomellus afer, un ankylosaure au profil déroutant. Ses côtes portaient des épines osseuses soudées, une spécificité unique dans le monde des dinosaures cuirassés. «De nouveaux restes de Spicomellus, découverts par notre équipe (formée par des chercheurs marocains et britanniques), ont permis d’approfondir la description originale de cet animal inhabituel. La description initiale de l’espèce, publiée en 2021, reposait sur une seule côte. L’équipe sait désormais que l’animal possédait des pointes osseuses soudées sur ses côtes, une caractéristique inédite chez les autres espèces de vertébrés, vivantes ou éteintes», comme nous avait précédemment expliqué Driss Ouarhache.

Les fouilles ont également mis au jour trois dents fossiles de Turiasauriens, de gigantesques dinosaures herbivores du Jurassique moyen. «L’examen que nous avons effectué montre que ces dents sont spatulées et que leurs couronnes sont en forme de cœur, critères morphologiques caractéristiques des Turiasauriens (dinosaures sauropodes herbivores géants) connus dans diverses formations jurassiques et crétacées de la Laurasie (supercontinent regroupant l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie, Ndlr) et du Gondwana (Afrique, Amérique du Sud, Antarctique, Australie, Inde, Madagascar, Ndlr). Bien que ces dents soient superficiellement similaires à celles de Turiasaurus riodevensis du Jurassique supérieur, trouvées en Espagne, l’absence de denticules arrondis, la présence d’un apex proéminent et d’une face mésiale évasée les distinguent des autres Turiasauriens connus», avait-il relevé.

Enfin, plus discret mais tout aussi précieux, un fragment de fémur appartenant au plus ancien cérapode, une branche éteinte de dinosaures, complète le tableau. «Cette diversité fait de ce site l’un des plus importants au monde. Un autre site aussi célèbre au Maroc est celui des Kem Kem, dans les terrains continentaux du Crétacé de la région de Taouz au sud-est du Maroc», poursuit-il.

Le Moyen Atlas, un livre de pierre

Pour saisir l’importance de ces fossiles, il faut replacer cette formation dans l’histoire du Moyen Atlas. Tout commence il y a environ 230 millions d’années, au Trias supérieur, lorsque la dislocation de la Pangée entraîne l’ouverture de bassins d’effondrement. La région connaît alors une première phase de sédimentation marine au Jurassique inférieur et moyen, avant qu’un soulèvement bathonien ne bouleverse le paysage.

«L’histoire géologique du Moyen Atlas a débuté il y a environ 200 à 230 millions d’années (Trias supérieur), par l’ouverture de bassins d’effondrement lors du rifting atlasique, qui marquent le début de la dislocation du supercontinent “la Pangée”. Durant le Jurassique inférieur et moyen, une sédimentation marine s’est produite dans le bassin du Moyen Atlas. Un soulèvement s’est produit au Bathonien, entraînant l’émergence de crêtes anticlinales étroites et localisées, séparant de larges dépressions synclinales à fond plat. Une régression marine généralisée s’est progressivement produite suite à ce soulèvement, et d’importants sédiments continentaux “Couches rouges” se sont accumulés dans les dépressions synclinales», raconte Driss Ouarhache.

Une nouvelle transgression marine, plus localisée, survient au Crétacé inférieur, puis s’étend au Crétacé supérieur et perdure jusqu’à l’Éocène moyen. Entre ces deux épisodes marins, les dépôts continentaux, exclusivement cantonnés dans le Moyen Atlas plissé, deviennent les témoins silencieux d’une terre qui n’a cessé d’alterner entre mers et continents, détaille-t-il.

Le professeur ajoute que dans le Moyen Atlas, la série du Jurassique moyen a été subdivisée en plusieurs formations par Du Dresnay en 1963. On distingue d’abord la Formation des Marnes de Boulemane, datée du Bajocien moyen, qui s’est déposée dans un milieu marin distal. Vient ensuite la Formation de Rcifa, caractérisée par les calcaires de la plateforme récifale connus sous le nom de “calcaires corniches” attribués au Bajocien supérieur. Au-dessus, la Formation de Bou Akraben / Ich Timellaline, dans la région de Boulemane, correspond à une série de transition marno-calcaire à faune marine benthique, ponctuée de barres oolithiques, reflétant des fluctuations du milieu marin de la plateforme entre le Bajocien supérieur et le Bathonien basal. Enfin, le groupe El Mers vient clôturer ce cycle sédimentaire.

Dans ce grand récit géologique, le groupe El Mers occupe une place centrale. Il est surtout connu pour ses dépôts renfermant de nombreux restes fossiles et des empreintes de pas de dinosaures et de crocodiliens. Cette unité géologique, datée du Bathonien-Callovien, se compose de dépôts mixtes où alternent influences continentales, lagunaires et deltaïques. Dans le synclinal de Skoura, Charrière a montré en 1990 que cette série pouvait être subdivisée en trois formations superposées.

La première, appelée El Mers I, se compose de marnes multicolores ponctuées d’horizons calcaires d’origine laguno-lacustre. La seconde, El Mers II, présente un caractère transgressif et discordant, marqué par des sédiments détritiques où se succèdent marnes gréseuses, calcaires sableux et grès littoraux. Enfin, El Mers III correspond essentiellement à des dépôts lagunaires, souvent riches en niveaux de gypse, ce qui lui vaut l’appellation de “marnes à gypse”.

La sédimentation continentale ne s’interrompt pas avec la fin de ces dépôts et se poursuit dans certains synclinaux à travers d’autres formations, notamment celles d’Oued El Atchane, d’Aït Bazza et de Sidi Larbi, avant que la mer ne fasse son retour au Crétacé inférieur, au cours de l’Aptien.

Un patrimoine à protéger

Mais comprendre ces dynamiques anciennes ne suffit pas: encore faut-il veiller à la transmission de ce patrimoine, aujourd’hui exposé aux menaces de l’érosion et des activités humaines. «Nous avons un devoir collectif de protection. Nos enfants doivent hériter de ce patrimoine, non pas enfermé dans des vitrines poussiéreuses, mais vivant, valorisé et intégré dans le développement local», insiste le professeur qui, avec des associations locales, milite pour la sensibilisation des habitants, le développement du géotourisme et l’inscription de la région dans un projet de Géoparc UNESCO.

Par Hajar Kharroubi
Le 15/09/2025 à 09h00