Ses multiples visites à la ville du détroit, les coins et recoins tangérois qu’il a fréquentés, ses rencontres avec Mohamed Choukri et Paul Bowles, ses inspirations puisées dans les paysages méditerranéens, Catherine Fruchon-Toussaint relate en somme les moments forts de la vie à Tanger de l’auteur mondialement connu du best-seller «Un tramway nommé désir», Tennessee Williams. Journaliste à Radio France internationale (RFI) depuis 1992 où elle anime chaque semaine un magazine littéraire, très suivi au Maroc, dans lequel elle reçoit les plus grands écrivains français et d’expression française de notre époque, Catherine Fruchon-Toussaint est aussi l’auteure du livre applaudi par la critique «Tennessee Williams: une vie», paru en 2011 aux éditions Baker Street, une biographie thématique de haut vol devenue désormais de référence sur la vie et l’œuvre du dramaturge américain.
Le360: Tennessee Williams à Tanger, qui va se lier d’amitié avec Mohamed Choukri, c’est tout un pan de la Beat generation?
Catherine Fruchon-Toussaint: Tennessee Williams et Tanger c’est une longue histoire d’amour et d’amitié. La première fois qu’il se rend au Maroc, c’est pour rejoindre Paul Bowles et sa femme Jane. Les trois écrivains se connaissent bien, ils se sont rencontrés pour la 1ère fois à Acapulco en 1940 et comme Paul Bowles était aussi compositeur, Tennessee Williams lui avait demandé d’écrire les musiques de quelques-unes de ses pièces dont «La ménagerie de verre», «Été et fumées» et «Doux oiseau de la jeunesse» entre autres, et surtout il adore Jane dont il n’hésite pas à dire, dans ses «Mémoires» que c’est la meilleure romancière américaine de son époque. Donc en décembre 1948, Tennessee Williams arrive en bateau à Gibraltar avec son compagnon de l’époque Frank Merlo et ils sont accueillis par Jane et Paul, ils vont passer plusieurs semaines à Tanger au domicile du couple américain qui s’est expatrié au Maroc. Visiblement, il faisait froid, les piscines étaient fermées, impossible de nager non plus dans la mer, alors que c’était son activité quotidienne préférée, il dit aussi avoir du mal à s’isoler pour travailler, mais finalement cela ne l’a pas empêché de revenir.
Plusieurs séjours vont suivre entre 1954 et 1975, date de son dernier passage attesté, mais c’est surtout celui de 1973 qui est le plus documenté, car on a une trace précise et détaillée grâce à Mohamed Choukri. Le futur auteur du livre «Le pain nu» raconte dans un passionnant récit, écrit comme un journal de bord presque, ses conversations avec Tennessee Williams qu’il rencontre en juillet grâce à Paul Bowles qui l’en informe. Présentés l’un à l’autre dans la rue presque par hasard par un ami commun, Choukri qui voulait engager le dialogue avec l’écrivain américain en lui parlant de «La Chatte sur un toit brûlant» dont il a sur lui un exemplaire en arabe, se retrouve en fait sollicité pour trouver une location au couple puisque Tennessee est venu avec un certain Baxter que Choukri compare à une statue.
«Choukri trouve Tennessee très gai, même s’il a une tristesse toujours à fleur de peau.»
— Catherine Fruchon-Toussaint.
Après ce premier contact incongru, le courant passe et pendant presque un mois les deux hommes vont se revoir très régulièrement, même si l’obstacle d’une langue commune limite un peu les échanges parfois. Ce qui ne les empêche pas de très bien s’entendre, de rire beaucoup ensemble, avec par exemple un épisode tragi-comique à la poste. En tous cas, ce qu’on croit comprendre c’est que c’est une relation très simple, très détendue, sans rivalité qui s’instaure entre les deux écrivains. Ils se croisent dans la rue, se retrouvent à la terrasse du Café de Paris, à l’hôtel Minzah, au salon de thé de Mme Porte et à bâtons rompus parlent de tout, de livres parfois, d’amour, ils mangent, ils boivent et Choukri trouve Tennessee très gai, même s’il a une tristesse toujours à fleur de peau. Leur dernier échange a lieu le 9 aout 1973, mais encore une fois c’est vraiment grâce à Mohamed Choukri et son texte «Tennessee Williams à Tanger» qu’on a le plus fidèle et le plus émouvant témoignage du lien entre l’écrivain américain et la ville marocaine.
La plupart des écrivains qui ont séjourné à Tanger comme Kerouac et Burroughs citent la ville du détroit dans au moins une de leurs œuvres. Tennessee Williams a-t-il fait de même?
Tanger a inspiré à Tennessee Williams deux textes avérés, d’abord un poème intitulé «Tangier: the Speechless Summer», publié d’abord dans une revue puis dans le recueil intitulé «Androgyne mon amour» (1977). C’est un long poème en prose en trois parties où il cite Paul et Jane Bowles, où il raconte ses promenades dans la Médina, il évoque son compagnon qu’il appelle «le poète» et surtout il se souvient de cet été où il avait perdu sa voix, sa crainte de ne plus pouvoir parler et comment son amie Jane l’avait rassuré et avait apaisé son angoisse.
On sait également qu’une longue nouvelle publiée en 1981 sous le titre «It Hapened the Day the Sun Rose» revient sur ses séjours à Tanger à la fin des années 40 et 50. Un texte très surprenant qui fait appel au réalisme magique en mettant en scène une sorcière qui, pour se venger d’un homme qui résiste à ses avances, le transforme en corbeau. Et s’ils n’ont pas été directement inspirés par Tanger, d’autres textes ont été travaillés ou réécrits sur place. C’était sa méthode de travail, il commençait une version puis ne cessait de la modifier jusqu’au dernier moment et il était capable de réécrire en parallèle plusieurs pièces sans relâche, et sans aucun doute qu’au Maroc Tennessee Williams a eu la même frénésie littéraire.
Treize ans après avoir commis l’excellent «Tennessee Williams: une vie», paru en 2011 aux éditions Baker Street, quels souvenirs gardez-vous de cet ouvrage et quels sont les principaux défis rencontrés lors de sa rédaction?
Pour le centenaire de sa naissance, j’ai voulu en effet écrire ce livre qui n’était pas strictement biographique au sens chronologique du terme, mais plutôt thématique, car j’étais très frustrée de l’absence de textes de référence en français sur cet auteur qui avait été très célèbre et beaucoup joué en France. C’est un travail qui m’a pris plusieurs années, et que j’ai nourri aussi de rencontres à La Nouvelle-Orléans où il a longtemps vécu, car autant les sources en français sont quasiment inexistantes, autant la bibliographie en anglais est phénoménale. Il ne faut pas oublier qu’aux États-Unis, Tennessee Williams est toujours considéré comme un écrivain majeur du 20ème siècle, que plusieurs festivals lui sont consacrés chaque année et que son œuvre est monumentale. En plus des nombreuses pièces, il y a des nouvelles, des poèmes, des essais, une correspondance très volumineuse, un journal, bref une somme qui n’existe que partiellement en traduction française. Mais au-delà de mes nombreuses lectures, la principale difficulté a été de recouper les informations.
«J’ai eu la chance de rencontrer une vieille dame dans la Casbah qui avait connu Tennessee Williams, et surtout j’ai compris pourquoi il aimait tant Tanger.»
— Catherine Fruchon-Toussaint.
Dans la vie, mais aussi dans ses «Mémoires», Tennessee Williams a réécrit un peu son histoire. Que ce soit sur son âge sur lequel il avait menti, ou sur l’opération de sa sœur Rose, thème central d’une partie de son travail, dont il a passé sous silence le véritable calendrier, il fallait être toujours très vigilante et vérifier à plusieurs reprises les sources pour valider les informations. Mais je garde un souvenir très intense de mes recherches, comme une détective parfois, je pense qu’il y a encore beaucoup à écrire sur cet auteur et enfin c’est parce que j’ai eu envie d’aller sur ses traces que je suis allée l’an dernier à deux reprises à Tanger. Un voyage personnel où je voulais voir les lieux où il était passé. Beaucoup ont disparu, comme le salon de thé de Mme Porte dont j’ai pris pourtant en photo le fantôme de la vitrine, mais j’ai eu la chance de rencontrer une vieille dame dans la Casbah qui avait connu Tennessee Williams, et surtout j’ai compris pourquoi il aimait tant Tanger, car c’est l’une des villes les plus attachantes que je connaisse et je me sens chanceuse de l’avoir découverte et c’est grâce à lui.