À Paris, «Ils se sont tant aimés», paru en mars 2025 chez Gallimard, est considéré comme l’un des livres importants de l’année. Le récit reprend le fil là où «Les amants de Casablanca» s’était arrêté. On y retrouve Lamia et Nabile, ex-amants, ex-mari et femme, devenus deux quinquagénaires cabossés par la vie, qui se recroisent dans une Casablanca à la fois verticale, moderne, et plombée par les pesanteurs sociales. Le roman a tout d’un mélodrame amoureux, mais Tahar Ben Jelloun en fait un laboratoire de questions très contemporaines: que reste-t-il d’un grand amour quinze ou vingt ans plus tard? Comment vieillir quand on a insisté toute sa vie pour rester libre? Peut-on aimer à rebours des normes, de la famille, du «qu’en-dira-t-on», dans un pays déjà ancré dans une modernité insolente et des forces irrépressibles de régression?
Avec sa langue dépouillée et précise, Ben Jelloun raconte moins un embrasement de la passion qu’un examen de conscience à deux voix. À travers ce couple qui se cherche et se redoute, c’est tout un Maroc urbain, mondialisé, mais corseté, qui passe sous le scalpel du romancier.
Retrouvailles à Casablanca: le temps de l’addition
Le point de départ, les lecteurs le connaissent déjà: Nabile et Lamia se sont rencontrés étudiants à Paris, lui est devenu médecin, elle pharmacienne puis femme d’affaires; ils se sont mariés, ont fondé une famille à Casablanca, avant que Lamia ne décide de rompre avec son mari après une liaison avec un homme collectionneur de femmes à la réputation sulfureuse. Des années plus tard, Nabile et Lamia se retrouvent: divorcés, remariés, vieillis, mais pas vraiment apaisés.

Ce face-à-face intime ouvre le roman sur une note à la fois mélancolique et pleine de vie. Les vieux amants constatent les dégâts du temps. Mais, cette banalité est chargée de gravité. Lamia est impitoyable: «Ma jeunesse m’a trompée. Il va falloir que je m’habitue, pour le temps qu’il me reste, à ne pas penser à l’avenir, à ne plus convoquer le passé, et à vivre le présent... Quelqu’un m’a dit, et c’était un sage, que l’amour est le meilleur des remèdes contre la peur et la douleur. Est-ce que tu m’aimes encore?»
C’est à la fois un aveu et un programme. La femme qui parlait autrefois au futur, qui misait sur tous les possibles, apprend à vivre dans un temps resserré. Ce n’est plus la Lamia flamboyante et capricieuse, mais une veuve, une mère, une femme qui revient vers le seul homme qu’elle a véritablement aimé – non pas pour rejouer la même histoire, mais pour en inventer une autre, à l’âge où l’on parle davantage de maladie que de projets.
S’installe alors un enjeu principal: comment se réinventer sans se renier? Nabile, médecin humaniste surnommé «le médecin des pauvres» et Lamia ont derrière eux des vies entières, des mariages, des enfants, des deuils. Leur histoire n’a plus rien d’un coup de foudre, c’est une tentative de seconde chance, un pari risqué sur la possibilité de ne pas finir seuls. Désabusé, Nabile risque un: «Il faut de temps en temps verser de la tendresse dans les veines de l’amitié et de l’amour».
Un amour sous le signe de la perte
Le roman n’élude pas les passages difficiles: la maladie de Lamia, en particulier, apporte une gravité tangible au récit, soulignant que la vie des personnages est ponctuée de craintes et de douleurs. La mort aussi rode, imperturbable. Elle accentue, sans doute, l’urgence de vivre l’instant et d’aimer pleinement. Celle d’Ali, le second mari de Lamia, est poignante: «Lamia n’avait jamais imaginé qu’Ali, son mari, partirait dans son sommeil, un matin de novembre où le ciel était encombré de nuages lourds et menaçants. Il avait l’habitude de se réveiller avant elle. Il s’installait dans la cuisine, allumait la radio pour écouter les informations, buvait son café tout en fumant sa première cigarette. Vers huit heures, il apportait à sa femme son petit déjeuner sur un plateau, sans oublier, comme dans certains films, d’y ajouter une rose dans un verre. Ce matin-là, il ne s’était pas réveillé.» La mort, aussi, sait être absurde… Ce n’est pas une mort spectaculaire, c’est une absence qui s’insinue dans le quotidien – et c’est précisément ce type de drame silencieux que Tahar Ben Jelloun, mieux que d’autres, sait si bien capter.
Face à Lamia, Nabile est le personnage de la continuité. Il est pris par son métier, et angoissé par l’amour de l’autre qu’il incarne. Dans son cabinet, il reçoit des patients modestes, s’inquiète, ne parle jamais d’argent. Il en oublie de manger, se perd dans les gardes qu’il cumule sans ménager sa propre santé. Lui voit la mort presque tous les jours. Il est l’archétype du médecin généreux, mais fatigué, rongé par une compassion qui le déborde. La médecine est sa manière de tenir debout et de rester humain.
Il éprouve de la colère devant les destins brisés par la misère, l’ignorance ou la corruption. Le roman, sans jamais verser dans le tract politique, laisse affleurer ce malaise: comment exercer un métier «noble» dans un monde qui ne l’est pas toujours? Comment garder une éthique quand l’argent, les réseaux, la bureaucratie ou la pression religieuse viennent parasiter la relation de soin?
C’est dans ce contexte que l’amour retrouvé avec Lamia prend un sens particulier. Pour Nabile, ce n’est pas seulement le retour d’une passion, c’est une respiration, un espace où la fatigue et la tristesse peuvent se déposer. L’amour n’efface pas la détresse du monde, mais il lui donne, peut-être, un semblant d’équilibre.
Un miroir socio-politique du Maroc
Au-delà de l’histoire d’amour, le récit est un portrait de la société marocaine moderne. Casablanca elle-même est un personnage à part entière. Les descriptions précises de quartiers, de trajets en voiture, de maisons bourgeoises et de rues populaires dessinent une ville qui n’est ni carte postale ni simple décor exotique. Tahar Ben Jelloun excelle à faire de Casablanca un miroir social. Ville du pouvoir et du fric, mais aussi de la débrouille et des trafics, elle impose à ses habitants un rythme qui abîme les sentiments. Des clubs clandestins où des femmes mariées multiplient les amants, aux soirées mondaines bourgeoises, en passant par les bidonvilles et les hôpitaux… Les amours se tissent entre deux rendez-vous, les disputes éclatent dans les voitures, les secrets s’enfouissent dans les appartements fermés à clé. L’auteur montre comment cette ville «verticale», de tours et de cliniques, renforce la solitude de ceux qui y vivent, en particulier lorsque l’âge, la maladie ou le deuil viennent fissurer les façades.
Lamia et Nabile se croisent dans ce labyrinthe. Leurs retrouvailles n’ont rien d’une idylle hors du temps: elles sont prises dans le bruit des klaxons, des coups de téléphone, des rumeurs de voisinage. Là encore, le livre assume son ancrage: c’est un roman d’amour, certes, mais cet amour ne flotte jamais au-dessus du réel. Le récit tisse en filigrane la question de la liberté individuelle (en amour, comme en politique) dans un pays tiraillé. Lamia et Nabile incarnent ainsi deux forces complémentaires: la passion personnelle et l’engagement social. Lamia vit dans un univers où l’on peut divorcer, se remarier, travailler, gérer une pharmacie ou une entreprise. Mais il suffit d’un scandale, d’une photo, d’un ragot pour que l’ordre moral resurgisse. Nabile, lui, voit passer dans son cabinet les victimes silencieuses de cette tension: femmes battues, jeunes dépressifs, vieux isolés, malades qui préfèrent le marabout au médecin.
Une écriture sobre, presque clinique
Sur le plan stylistique, «Ils se sont tant aimés» s’inscrit dans la veine la plus limpide de Tahar Ben Jelloun. Il adopte ici une narration linéaire, à hauteur de personnages, faite de phrases courtes, de scènes dialoguées, de descriptions précises, mais jamais lourdes. On entend, derrière l’ellipse, la peur d’un drame, la fragilité de la guérison du vieux couple. Ben Jelloun utilise beaucoup les scènes brèves, presque cinématographiques: un cortège funèbre, une salle d’attente, un dîner de famille, un trajet en voiture. Chaque scène est une vignette qui condense les enjeux psychologiques et sociaux. Un neveu qui parle mariage en suivant une ambulance mortuaire; une assistante qui comprend d’un regard qu’une patiente «tourne autour» du médecin; un couple qui se revoit pour la première fois dans un café impersonnel: autant de moments où l’on sent la caméra mentale de l’auteur se déplacer, zoomer, recadrer.
Cette simplicité n’empêche pas la profondeur. Le roman est traversé de références littéraires et culturelles (autres romans, films, musiques), de Montaigne à John Coltrane en passant par Buñuel ou Omar Khayyam. Cela raconte toujours quelque chose des personnages: ils vivent à Casablanca, mais regardent le monde, lisent, écoutent, comparent, loin d’un récit enfermé dans une identité unique, il se déploie dans un monde sans limites. Et Tahar Ben Jelloun confirme avec ce beau roman impossible à lâcher avant la dernière page, son talent de conteur qui entremêle récit intime et tableaux de société.
«Ils se sont tant aimés», Tahar Ben Jelloun, 304 pages. Éditions Gallimard, collection «Blanche», 2025. Prix public: 165 DH.








