Billet littéraire KS. Ep 55. «Les Jango» de Baraka Sakin, ou les exclus du Soudan

L'écrivain soudanais Abdelaziz Baraka Sakin.

Avec «Les Jango», Abdelaziz Baraka Sakin dresse un portrait vibrant des exclus soudanais: ouvriers saisonniers, femmes libres, révoltés anonymes. Un récit cru et poétique qui a valu à son auteur la censure et l’exil.

Le 08/08/2025 à 10h00

Réédité en janvier 2025 en format Poche (traduction française de Xavier Luffin) par les Éditions Zulma, «Les Jango» a été censuré à sa sortie en langue arabe par le régime d’Omar el-Béchir: retiré des librairies et brûlé en autodafé, il a valu à son auteur emprisonnement puis exil. On comprend l’acharnement du pouvoir soudanais en découvrant la verve subversive de ce roman bouillonnant, célébrant la liberté et la résistance face à l’oppression.

Car les Jango sont des marginaux fiers de l’être. Abdelaziz Baraka Sakin met en lumière une population invisibilisée du Soudan: ces travailleurs itinérants, souvent originaires de minorités ethniques ou régionales (Ouest soudanais, frontières éthiopienne ou érythréenne), pauvres et sans statut, que le pouvoir central considère avec mépris. Les Jango sont «sages à la saison sèche – d’avril à octobre – (…) et fous à la saison des pluies», dilapidant «en alcool et en femmes ce qu’ils ont laborieusement gagné, silhouettes insolites… trempés de sueur à force de labeur. Si vivants et heureux de l’être».

En donnant la parole à ces «clous de la terre» (masâmîr al-ard), l’auteur opère une véritable réhabilitation politique et présente les Jango comme les héros d’une comédie humaine soudanaise, ayant leur propre culture, leurs codes d’honneur, leur solidarité. Leur marginalité géographique (ils vivent loin des villes, entre savane et forêt) va de pair avec une marginalité sociale (ils n’entrent pas dans les cases de la société conventionnelle). Pourtant, le roman montre qu’au sein de «ces marginaux (…) capables de s’accommoder de la pauvreté avec grâce», prospère une humanité vibrante.

Une humanité des marges

Le roman est traversé par un puissant courant de résistance à l’oppression. D’une part, il montre la résistance du quotidien: les Jango bravent les interdits en continuant à distiller de l’alcool clandestinement, à aimer librement, à chanter des chansons séculières, affirmant par ces gestes anodins leur refus de se soumettre à l’austérité imposée. Par exemple, les femmes du camp, qui préparent et vendent l’alcool local (marissa ou arak), persistent malgré les descentes de police et les séjours en prison, revendiquant leur droit à survivre hors de l’économie légale. D’autre part, cette résistance diffuse mène à la révolte collective lorsque la coupe déborde: l’injustice sociale (salaire de misère, brimades des autorités, violence faite aux faibles) finit par souder les Jango dans un soulèvement contre les exploiteurs. Le «vent de la révolte» qui se lève soudain dans le récit symbolise l’aboutissement de cette lutte latente. Baraka Sakin fait ainsi le portrait d’une résistance protéiforme, tantôt sourde et rieuse, tantôt frontale et héroïque, reflétant l’esprit de rébellion qui couve dans ce pays oublié.

Pouvoir et oppression

Le roman met en scène les diverses formes d’autorité qui pèsent sur le soudan: le pouvoir économique des néo-féodaux qui possèdent les terres et exploitent la main-d’œuvre, le pouvoir politique et militaire d’un État autoritaire qui envoie ses policiers et soldats pour réprimer toute contestation, et enfin le pouvoir religieux des chefs islamistes locaux qui manipulent la religion et s’embourgeoisent en pactisant avec le pouvoir. Sakin dépeint ces figures de façon souvent satirique, par exemple un chef de police zélé qui fulmine contre l’«immoralité» des Jango, mais se ridiculise par sa corruption, ou un imam arc-bouté sur les interdits dont les prêches tombent dans l’oreille de sourds.

La violence de l’oppression n’est pas édulcorée: le roman évoque aussi la brutalité bien réelle des milices ou des policiers qui tabassent, violent ou tuent en toute impunité. L’un des épisodes les plus sombres du livre – le viol d’une mineure par un notable, resté impuni et presque banalisé par l’entourage – montre à quel point la loi du plus fort règne dans ces marges rurales.

Ainsi, après une succession de fêtes, de drames intimes et de récits croisés, la tension sociale culmine en une véritable insurrection des marginaux contre l’injustice. Cette montée en puissance narrative, de la chronique disparate vers l’action collective, donne son souffle épique au roman.

Sexualité débridée

L’une des caractéristiques qui ont valu au roman d’être censuré est sa représentation de la sexualité. Chez les Jango, les couples se font et se défont, et les femmes prennent l’initiative – au grand dam des puritains. «Ce sont les femmes qui mènent la danse», dira le narrateur. Des personnages féminins comme Safia, Alam Gishi ou Al-Azaza (dite Al Aza) revendiquent leur droit au plaisir et à disposer de leur corps. Le roman célèbre aussi la joute amoureuse et la sensualité festive: lors de la saison des pluies, l’argent gagné est flambé en fêtes où les corps exultent, défiant la morale islamiste. Cependant, Sakin ne cache pas les travers douloureux de la sexualité: la prostitution est souvent le seul recours pour les femmes n’ayant pu devenir ouvrières agricoles ou vendeuses d’alcool, ce qui les expose à la violence.

Un roman polyphonique

Une multitude de personnages hauts en couleur prennent vie à travers les récits, les légendes et les rumeurs colportées au fil des chapitres. La Maison de la Mère, sorte de taverne-campement où les Jango se rassemblent pour festoyer, sert de décor central. On y entend les histoires truculentes ou poignantes de figures mémorables telles que Safia qu’une rumeur dit avoir été «élevée au lait de hyène»), ou l’inénarrable Wad Amouna, un homme efféminé qui déjoue les normes de genre. Chaque personnage apporte sa légende personnelle, souvent narrée par d’autres, ce qui maintient un flou sur la véracité des faits: plusieurs versions d’un même événement circulent, se contredisent ou se complètent, ménageant une ambiguïté romanesque savoureuse. Baraka Sakin exploite ainsi la tradition orale soudanaise et le goût du conte, entremêlant les points de vue sans toujours annoncer les transitions – ce qui peut désorienter par moments, mais contribue à créer une atmosphère de fable où le lecteur est invité à reconstruire le puzzle narratif.

Sur l’auteur

Abdelaziz Baraka Sakin est né en 1963 à Kassala, dans l’Est du Soudan. Issu d’un milieu modeste, il s’est imposé comme l’une des voix les plus originales de la littérature soudanaise contemporaine. Il vit désormais en exil en Europe, et fait l’objet de plaintes et de condamnations dans son pays. Son œuvre explore les thèmes de l’exil, de la marginalité et de la résistance face à l’oppression politique et sociale. Romancier arabophone prolifique, il a notamment publié en français chez Zulma «Le Messie du Darfour» (2016) qui lui a valu la reconnaissance littéraire, et «La Princesse de Zanzibar» (2022), interdit au Sultanat d’Oman et au Koweït.

«Les Jango», Abdelaziz Baraka Sakin, traduit de l’arabe par Xavier Luffin, 320 pages. Editions Zulma, 2025. Prix public: 140 DHS.

Par Karim Serraj
Le 08/08/2025 à 10h00