Billet littéraire KS. Ep 49. «La vie a plus d’imagination que toi», de Najat Vallaud-Belkacem, ou un destin français en héritage

Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre des Droits des femmes de la République française, porte-parole du gouvernement Jean-Marc Ayrault I et II, ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, et ministre de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche. DR

Najat Vallaud-Belkacem, figure marquante de la vie politique française durant deux décennies, livre dans cette autobiographie le récit d’un destin hors du commun: celui d’une enfant née dans une bourgade reculée du Maroc, devenue, au fil des années, l’une des voix les plus singulières de la République française. De l’ombre des montagnes rifaines aux dorures des ministères parisiens, ce parcours intime se déploie avec retenue, lucidité et une rare justesse de ton.

Le 30/05/2025 à 10h06

Paru pour la première fois en 2017 chez Grasset, puis réédité en avril 2025 au Maroc par La Croisée des chemins, ce récit s’ouvre sur un aveu pudique: «Je sais bien, je m’étais juré que je ne raconterais pas, jamais. (…) Mais je ne m’appartiens plus tout à fait.» Dès les premières lignes, l’auteure plante le décor d’une confidence arrachée au silence, comme si, après s’être longtemps tue, une voix intérieure avait finalement exigé d’être entendue.

En se résolvant à dire sa «petite histoire privée», qui est aussi, écrit-elle, «une histoire française», Vallaud-Belkacem tisse entre l’intime et le politique une trame où se dessinent les lignes de force de notre époque: les fractures de l’exil, les luttes invisibles du genre, le sens âpre de l’engagement public. Loin des récits héroïques ou des confessions spectaculaires, elle choisit la voie de la nuance, du détail signifiant, de cette pudeur qui, parfois, dit bien plus que l’éclat.

Une Rifaine dans les quartiers Nord d’Amiens

Le récit s’ouvre sur l’évocation saisissante de son enfance dans le Rif, marquée par la pauvreté et l’attachement au village natal. Née en 1977 dans la ferme familiale de Beni Chiker, elle est la deuxième fille d’une fratrie nombreuse. Une enfance sans eau courante ni électricité, rythmée par les corvées quotidiennes: «Chaque matin je partais chercher de l’eau au puits (…). Quand on n’a pas eu l’eau courante, pendant des années, on est un peu différent». Ce contraste entre son milieu d’origine et le confort de sa vie actuelle transparaît lorsqu’elle avoue que ses propres enfants, grandissant «dans le beau Paris de pierre claire, ordre, calme et volupté», auraient du mal à concevoir de telles privations.

À l’âge de cinq ans, Najat quitte son village pour rejoindre son père ouvrier en France, entamant ainsi un parcours migratoire fondateur. Elle se remémore avec force sa traversée et ses premiers instants en «terre étrangère»: «Je me souviens de ma première France; je me revois courir sur le pont du bateau, avec ma mère qui serre ma main et respire fort, terrifiée par le bruit, la foule, les couleurs. (…) Les voitures m’ont stupéfaite: bruyantes, rapides, dépassant de tous les côtés. Rien de comparable avec le calme de Beni Chiker». L’expérience de l’exil est décrite, avec des yeux d’enfants, entre émerveillement et sidération devant la modernité occidentale. Arrivée dans les quartiers de banlieue d’Amiens sans parler un mot de français, la fillette doit s’adapter rapidement à son nouveau monde: «Quitter le pays de l’enfance (…). Quitter ton pays. Et ta langue. Car je parlais berbère alors, comme ma mère. Et assez vite, le français a tout emporté».

Vallaud-Belkacem souligne l’effort d’acculturation demandé à toute sa famille pour «trouver sa place» en France: «Il faut s’adapter. S’accoutumer au climat, aux routes, aux noms, au rythme, aux mœurs, s’accoutumer à la langue». Son père, soucieux d’une intégration sans heurts, répétait à ses enfants: «Ne faites pas de vagues. On doit être une famille respectable». C’est ainsi que, vivant «un peu en vase clos» selon l’expression de l’auteure, la famille navigue prudemment dans ce nouvel environnement, à l’écart des troubles des banlieues.

Alors la jeune Najat trouve une voie d’émancipation dans le savoir. Elle se plonge très tôt dans les livres: «La lecture offre d’autres vies. Elle a tout sauvé en moi. Instants joyeux ou difficiles: toujours je lisais», confie-t-elle, soulignant ainsi le rôle salvateur de la culture dans son parcours. Élève brillante, poussée par des parents qui «rêvaient pour [leurs enfants] d’un autre destin», elle obtient son baccalauréat puis entreprend des études de droit. Son acharnement porte ses fruits lorsqu’elle réussit le concours d’entrée à Sciences Po Paris – un accomplissement qu’elle-même n’aurait «jamais imaginé» atteindre. Mais l’imprévisibilité du destin la mènera bien au-delà.

Ascension sociale fulgurante (par le savoir), mais les blessures demeurent

À son arrivée à Sciences Po, la prestigieuse institution parisienne, la jeune femme réalise qu’elle est la seule étudiante «à la peau mate» dans un océan de visages «de jeunes filles blondes». De même, une fois intégrée dans les cercles du pouvoir, elle éprouve le sentiment d’être partagée entre deux mondes. Elle avoue qu’il lui est arrivé de ne se sentir «à [sa] place nulle part», ni complètement restée la petite Marocaine d’Amiens ni pleinement adoptée par Paris. Au sein de sa famille d’origine, certains lui reprochent son langage trop sophistiqué – «on ne te comprend plus … Tu es une Parisienne maintenant» lui lancent ses proches – tandis que parmi les élites parisiennes, elle souffre en silence de ne pas correspondre aux codes mondains, ne sortant pas le soir et travaillant «jusqu’à plus soif» pour «prouver» sa légitimité. Le récit met ainsi en lumière l’entre-deux identitaire propre aux trajectoires de mobilité sociale ascendante: l’auteure incarne le destin d’une transfuge de classe et de culture, fière de ses racines populaires, mais consciente du fossé symbolique qui la sépare désormais de son milieu d’origine.

La question du genre et de l’égalité affleure à la fois en filigrane dans le parcours personnel de Vallaud-Belkacem et de manière explicite dans son engagement ultérieur. Si le récit de l’enfance met en scène une société rurale marquée par un patriarcat traditionnel (la déception de sa mère à la naissance d’une deuxième fille en témoigne implicitement), l’auteure ne s’appesantit pas sur son identité de petite fille dans le Rif. En revanche, à mesure que son itinéraire la conduit vers des fonctions publiques, son regard féministe se fait plus présent. Devenue en 2012 la plus jeune ministre des Droits des femmes, elle inscrit son action politique dans le prolongement direct de sa biographie. Vallaud-Belkacem affirme s’être toujours «battue pour la cause des femmes» et lie explicitement cet engagement à son vécu familial: «Que voulez-vous, ma mère a accouché sept fois. Elle est issue d’un milieu pauvre et peu éduqué. La loi de 2012 sur le harcèlement est un peu pour elle». L’ancienne ministre dédie son combat politique pour les droits des femmes à sa mère. Le récit illustre ainsi le célèbre adage féministe selon lequel «le personnel est politique», l’histoire individuelle de Najat nourrissant ses engagements publics en faveur des femmes.

Engagement politique et récit d’une vocation citoyenne

La deuxième moitié de l’ouvrage est consacrée au parcours politique de l’auteure et à la genèse de ses combats publics. Un événement charnière est évoqué: le séisme du 21 avril 2002, lorsque l’extrême droite accède au second tour de la présidentielle en l’absence de la gauche. Vallaud-Belkacem, alors étudiante, confesse son choc de citoyenne – elle n’avait pas voté au premier tour, étant en vacances – et sa culpabilité rétrospective: «J’en ai pleuré de rage (…) Quelque temps après, je me suis inscrite au Parti socialiste. Et je me suis donnée tout entière au combat politique». Ce réveil civique la conduit à s’engager localement aux côtés du maire de Lyon, Gérard Collomb, puis à gravir les échelons d’un parti où elle occupe rapidement des fonctions stratégiques.

Vallaud-Belkacem oriente très tôt son militantisme vers les questions de société qu’elle juge essentielles. «Les changements de société n’ont rien d’accessoire dans un programme politique», insiste-t-elle, revenant sur son entrée au Bureau national du PS en 2009. Elle y prend en charge des dossiers novateurs – nouvelles parentalités, lutte contre l’infertilité, procréation médicalement assistée – «avec en arrière plan, les principes et les valeurs qui fondent la gauche: respect de la dignité de la personne humaine, responsabilité vis-à-vis des générations futures, mais également une certaine conception du progrès, pour tous». Dans son plaidoyer, l’ancienne ministre revendique une cohérence et place la justice sociale et l’égalité des chances au cœur de son action publique.

Lorsqu’elle aborde ses années de gouvernement, notamment son passage au ministère de l’Éducation nationale, Vallaud-Belkacem adopte un ton tantôt didactique tantôt défensif pour expliquer le «sens de [ses] combats». Elle se défend ainsi d’avoir voulu «niveler par le bas» le niveau des élèves, dans sa réforme du collège, et démonte point par point certaines critiques. Sa réforme des enseignements de latin et d’allemand, par exemple, ne visait nullement «à mettre fin» à ces disciplines «par je ne sais quelle détestation de l’excellence», assure-t-elle, soulignant qu’au contraire «ces langues ne se sont d’ailleurs jamais adressées à autant de monde que depuis cette réforme». Elle s’étonne surtout que «le fait de toucher à certaines options, y compris pour les faire découvrir à davantage d’élèves, suscite une fronde qu’on ne retrouve jamais quand il s’agit de s’indigner des inégalités de destins scolaires gravées dans le marbre dès l’âge de six ans». Ce reproche implicite à l’adresse des élites conservatrices traduit l’idéologie égalitariste qui imprègne le témoignage de l’ancienne ministre. De même, elle évoque avec émotion la polémique autour de la réforme de l’orthographe, dont elle n’était pas l’auteure et qu’elle n’avait fait que laisser appliquer – elle note ironiquement «qu’un pays en grande tension [ait] consacré tant d’énergie à un tel sujet», déplorant le décalage entre les vrais enjeux (la réussite pour tous) et les faux débats qui agitent l’opinion. Son parcours apparaît moins comme une success-story autosatisfaite que comme un appel à l’action politique au service des «autres», de ceux qui n’ont pas eu la même chance.

Positionnement idéologique et valeurs véhiculées

Vallaud-Belkacem dessine en creux son credo idéologique, fait d’universalisme républicain, de laïcité et de progressisme social. Elle refuse d’emblée d’être réduite à une icône de la «diversité» ou des banlieues. «Je n’ai pas voulu me faire le porte-drapeau de cet unique combat-là (…) j’ai refusé l’unique étiquette “la voix des banlieues”», affirme-t-elle, tout en se voulant désormais «passeuse» pour d’autres. Cette profession de foi patriotique la pousse à appeler à une France plus inclusive et fidèle à ses idéaux: elle fait de la devise «Liberté, Égalité, Fraternité» un mantra familial transmis à ses propres enfants. «J’ajoute laïcité», précise-t-elle en leur enseignant ces mots.

La ministre se sait même visée par les fanatiques pour tout ce qu’elle incarne: «Féministe, laïque, française, libre… Et d’origine marocaine», liste-t-elle, soulignant le poids de chacun de ces mots dans l’éclosion de son identité et l’adhésion à des principes immuables. Au point d’avoir été, durant vingt ans, l’un des visages contemporains les plus influents en France. Son autobiographie dépasse ainsi le simple vécu individuel: elle se fait volontiers le manifeste d’une France fidèle à sa promesse méritocratique et à son horizon d’inclusion.

Najat Vallaud-Belkacem, une écrivaine accomplie?

Sur le plan formel, «La vie a plus d’imagination que toi» se distingue par une écriture sobre et une structure thématique maitrisée. Plutôt que de dérouler un simple récit chronologique, Vallaud-Belkacem articule son autobiographie autour de grands axes – l’enfance et l’exil, l’éducation, le racisme, l’engagement politique, etc. – qui correspondent autant à des chapitres de sa vie qu’à des enjeux de société. Ce choix de construction donne à l’ensemble un caractère à la fois personnel et analytique: chaque étape biographique sert de point de départ à une réflexion plus large qui se déleste de la part intime et évoque des sujets de société actuels qui concernent le plus grand nombre. Par exemple, le chapitre sur «l’Exil» mêle le souvenir intime de la petite immigrée de cinq ans à Amiens et une méditation sur la condition de l’immigré en France, tandis que les sections consacrées à «la Religion» ou «la Laïcité» permettent de partager, à partir de son éducation musulmane traditionnelle, ses réflexions sur l’intégrisme et le vivre-ensemble républicain. Il en résulte un texte polyphonique entre le témoignage intime et l’essai politique, où l’expérience vécue alimente en permanence le discours de l’ancienne ministre.

Et on appréciera: une forme de prudence narrative… Pas de confidences scandaleuses ni de règlements de comptes: la ministre livre sa vérité sans pour autant rompre avec la réserve qui la caractérise. Elle ne nomme aucun adversaire politique pour l’éreinter, et évoque à peine les polémiques les plus vives qui ont marqué son mandat, préférant expliquer ses intentions plutôt que stigmatiser ses détracteurs. Ce parti pris narratif peut donner au texte un aspect consensuel et parfois frustrant – un critique a pu le juger «un peu lisse», sans coup de griffe adressé à quiconque. Cependant, on peut y lire également le reflet d’une éthique personnelle, refusant le sensationnalisme.

«La vie a plus d’imagination que toi», de Najat Vallaud-Belkacem, 136 pages. Éditions Le Croisée des chemins, 2025 (2ème édition). Prix public au Maroc: 90 DHS.

Par Karim Serraj
Le 30/05/2025 à 10h06