«Un goût de thé amer» (éd. Le Bruit du monde, avril 2025, traduit de l’arabe par Sarah Rolfo) transporte le lecteur dans un village libyen oublié, à l’époque fébrile de la Jamahiriya de Mouammar Kadhafi. Dès les premières pages, le narrateur désamorce toute tentative d‘interprétation allégorique: «Et avant que vous ne vous lanciez dans des interprétations sur le sens caché de cette histoire […] je tiens à vous rassurer et à vous dire que cette histoire est véridique, et qu’elle s’est déroulée dans les années 1990, dans un petit village nommé Géhenne, sous les yeux du “Pouvoir du peuple”.» Cette déclaration, ironique et provocatrice, établit le ton tragi-comique du récit, qui brouille volontairement les frontières entre la fable politique et la critique sociale.
Là, une querelle absurde entre deux notables enfle jusqu’à se muer en guerre de clans, entre farce cruelle et drame populaire. Porté par une galerie de personnages hauts en couleur et une narration aussi corrosive qu’inventive, Mohammed Alnaas dévoile un pays aux mœurs tribales enracinées, dont les échos résonnent avec une justesse troublante dans le tumulte du présent. Le roman prend ainsi la forme d‘une peinture acerbe de la société libyenne sous Kadhafi, dominée par les «comités populaires» et la figure omniprésente du «Guide», selon les principes d‘une «démocratie directe».
Barbe-De-Bouc et le colonel Boudabbara provoquent la guerre civile
À Géhenne, deux figures s’affrontent pour la présidence du comité populaire (l’organe local du pouvoir sous le système de la Jamahiriya): d‘un côté Jamal Tchankoui alias «Barbe-De-Bouc», surnommé ainsi en raison de sa barbiche, est le tenancier du bar clandestin du coin et «le premier ivrogne et marchand d‘alcool» à briguer un poste de secrétaire communal. De l’autre, son rival plus établi, le colonel Boudabbara, vétéran à la retraite, voit d‘un très mauvais œil l’accession d‘un trafiquant de boukha (alcool de contrebande local) à une position d‘autorité. Lorsque Barbe-De-Bouc remporte l’élection de justesse, le camp perdant refuse d‘accepter ce verdict. Très vite, le village se divise en deux factions irréconciliables: «les chiites du Tchankoui» d‘un côté, contre le «parti du Colonel» de l’autre. Religion contre armée…
La tension monte d‘un cran à chaque provocation entre les deux clans, dans une escalade aussi absurde qu’inattendue: «Boudabbara, son rival, n’avait pas confiance en Barbe-De-Bouc pour porter les revendications du comité, tout le village s’embarqua dans trois mois de querelle entre les disciples de Barbe-De-Bouc et les partisans du Colonel; les perdants n’approuvaient pas qu’un vendeur de boukha soit devenu leur Secrétaire!»
Au fil des chapitres, la querelle de Géhenne prend de l’ampleur et sombre progressivement dans la violence. De simples échanges d‘injures, on passe aux coups, puis aux jets de pierres, aux attaques au cocktail Molotov et autres représailles rocambolesques. Les habitants du village, autrefois voisins, se transforment en ennemis acharnés. Les rumeurs et le commérage alimentent la paranoïa collective, tandis que chaque camp se retranche dans son quartier comme en terrain assiégé. Finalement, la situation dégénère en une véritable guerre civile miniature: «Une guerre totale éclate».
Boudabbara se ridiculise, autant que Barbe-De-Bouc, dans cette escalade disproportionnée, révélant ses failles (impuissance, colère aveugle). Il est, à l’image du barbu, autant un acteur qu’un otage du conflit qu’il a contribué à créer. Une pomme de discorde qu’attise l’étonnant «vieux Hadj Emhammed», le notable le plus âgé du village, un véritable addict au thé, incapable de se passer de sa dose quotidienne. Ce dernier, en principe respecté pour sa sagesse, se retrouve tiraillé entre les deux camps qui briguent son soutien, mais son allégeance oscille surtout en fonction de l’approvisionnement en thé que chacun peut lui assurer. Quiconque contrôle le marché noir du thé à Géhenne s’attire les faveurs du Hadj et d‘une partie des villageois. Chaque camp tente de s’attirer sa bénédiction en lui offrant du thé ou en promettant de rétablir l’approvisionnement. Le hadj Emhammed devient ainsi le symbole de la sagesse corrompue, ou du moins impuissante, dans la tourmente du conflit. Son obsession presque enfantine pour le thé (qu’il déguste, amèrement, tout au long du récit) provoque des scènes à la fois comiques et pathétiques – par exemple lorsqu’il change d‘allégeance en plein milieu d‘une réunion dès qu’une nouvelle théière fumante apparaît. Il illustre combien les besoins triviaux l’emportent sur les principes dès lors que la société se disloque.

Cette dimension matérielle et prosaïque de la querelle – une lutte pour du sucre et des feuilles de thé – confère au récit sa tonalité tragi-comique, en ancrant la satire politique dans le quotidien presque dérisoire des habitants.
Le salut viendra de… Issa, prophète malgré lui
Issa Al-Arbi est un personnage d‘apparence secondaire, un homme humble, discret, presque effacé dans le tumulte de Géhenne. Pourtant, c’est lui qui deviendra, contre toute attente, l’icône finale de cette farce tragique. Alnaas en fait une figure d‘antihéros, un simple pêcheur «qui parlait aux poissons plus souvent qu’aux hommes». Dans une société où les bavards font la guerre et les sages se taisent, Issa vit à l’écart, préoccupé seulement par les courants des eaux et la taille de ses prises. Il n’a rien d‘un meneur, ni l’éloquence ni la stature. Et pourtant, par un concours de circonstances presque burlesque, il est projeté sur le devant de la scène. Sa grandeur réside dans sa passivité héroïque, sa manière d‘incarner un destin qu’il n’a ni souhaité ni compris. Il symbolise ces personnages ambigus qui émergent brusquement, au milieu des plaies des guerres, que personne, ou presque, ne connaissait auparavant, et qui se mettent à jouer de grands rôles dans la destinée des peuples.
Sa figure devient une projection collective: c’est la communauté qui fabrique un héros à partir de presque rien. «On dit qu’il s’est jeté entre les deux camps, les bras écartés comme le Christ, pour empêcher une tuerie. D‘autres affirment qu’il voulait simplement récupérer sa barque», associant l’acte personnel égoïste et terre-à-terre de récupérer son outil de travail, et l’action héroïque et de salvation de toute une nation. La mémoire du village, alimentée par les conteurs comme Massoud, transforme Issa en symbole de rédemption, de paix ou de bravoure, selon les besoins du récit. Il devient le «prophète malgré lui», comme le suggère son prénom – Issa, nom coranique de Jésus.
Issa Al-Arbi incarne ainsi l’emballement de l’Histoire, cette logique folle par laquelle les sociétés façonnent leurs héros à coups de légendes, de récits enjolivés et d‘oubli volontaire. Observateur naïf au départ, il se retrouve, à la fin du roman, emblème involontaire d‘une guerre du thé qui aura emporté toute raison à Géhenne. Son sort questionne la notion même d‘héroïsme.
Satire du pouvoir et critique sociopolitique
En se focalisant sur un microcosme villageois, Alnaas met en lumière les dérives du système de la Jamahiriya. Le roman dénonce implicitement le décalage entre la théorie et la pratique de la «démocratie directe»: en théorie, le peuple gouverne par ses comités, mais en pratique ce sont les plus influents (ou les plus brutaux) qui s’imposent. La farce électorale de Géhenne, où l’on porte au pouvoir un ivrogne faute de mieux, illustre les absurdités du modèle kadhafien. L’auteur pousse le trait en montrant comment un concept tel «le pouvoir au peuple» se traduit sur le terrain par une anarchie sanglante.
Alnaas explore avec humour corrosif les excès du culte du dirigeant et du militarisme, en attribuant aux chefs de clan de Géhenne des comportements de petits dictateurs en herbe. Le conflit de Géhenne peut ainsi se lire comme la parodie d‘une guerre civile ou d‘un coup d‘État à l’échelle locale, produisant finalement un enfer, mettant en abyme les troubles qu’a connus la Libye tant sous Kadhafi (pensons aux répressions tribales) qu’après sa chute (guerres intestines entre milices).
Le roman offre en outre une critique économique plus large. À travers la coopérative de ravitaillement du village – toujours à court de stocks – et les pénuries en cascade, l’auteur dépeint la pauvreté et la débrouille quotidienne des Libyens ordinaires durant les années de sanctions. L’absence de thé ou d‘autres denrées de base crée frustrations et tensions, renvoyant à la faillite de l’État-providence jamahirien. On peut aussi y voir une allusion à la situation actuelle de la Libye, encore en proie à des pénuries chroniques du fait du chaos post-2011. Cette fable tragique ridiculise finalement toute forme de tyrannie et de fanatisme de pouvoir: Barbe-De-Bouc et le colonel Boudabbara, à l’instar de tant de leaders réels, mènent leur communauté à la ruine par pure vanité.
Un style d‘écriture innovant
Cette construction narrative savamment dosée – un crescendo du burlesque vers le dramatique – témoigne de la maîtrise d‘Alnaas, qui parvient à faire rire le lecteur tout en le confrontant à l’absurdité brutale de la violence clanique. L’auteur manie un ton volontiers sarcastique et familier, s’autorisant des écarts de langage et des adresses directes au lecteur qui dynamisent le récit. La traduction française de Sarah Rolfo restitue cette verve avec des formules imagées et un registre de langue parfois oralisé, rendant l’expérience de lecture très fluide. Des interjections du narrateur du type «chers lecteurs, ne vous méprenez pas…» ou «mais trêve de digressions, revenons à nos moutons», donnent l’impression d‘entendre la voix du conteur attablé devant nous. Le procédé crée une connivence, mais aussi une inquiétude chez le lecteur, constamment sollicité et remis à sa place. Le narrateur aime se moquer de ses personnages, mais aussi du lecteur, souvent pris à partie. Ce métadiscours ironique sur le récit est une caractéristique marquante du style d‘Alnaas. Il s’inscrit dans la continuité d‘une tradition narrative orale, ce qui donne au texte un parfum à la fois moderne et archaïque. Le roman puise dans la tradition narrative arabe, et fait admirablement référence aux contes populaires arabes. Et à la malice du conteur faisant passer des messages sous couvert de divertissement.
Sur l’auteur
Journaliste de formation, Mohammed Alnaas s’est fait connaître par son premier roman, «Du pain sur la table de l’oncle Milad» (publié en 2021 en arabe, traduction française 2024), que nous avions présenté dans ce billet, et qui explorait avec audace la question des rôles de genre en Libye contemporaine. Ce coup d‘essai magistral lui avait valu le Prix international de la fiction arabe 2022 (le “Booker arabe”) et, en France, une nomination au Prix de la littérature arabe (IMA/Fondation Lagardère). «Un goût de thé amer» est son deuxième roman, publié en arabe en 2024 sous le titre Al-hirak fi Jahannam.
«Un goût de thé amer», de Mohammed Alnaas, 167 pages. Éditions Le Bruit du monde, 2025. Traduit de l’arabe par Sarah Rolfo. Prix public au Maroc: 195 DHS.












