Le fils de Taliouine, Abdellatif Ouahbi, entre le safran et le soufre

Le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, répondant à une question orale à la Chambre des représentants.

Le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, répondant à une question orale à la Chambre des représentants. . Khalid Chafiq - MAP

ChroniqueCe ministre entretient la crise par de sulfureuses déclarations, considérées par certains comme irresponsables, rappelant davantage les relents du soufre que les arômes subtils et délicats des safranières de Taliouine, région à laquelle il est très attaché.

Le 11/01/2023 à 15h59

Abdellatif Ouahbi, ministre de la Justice, est toujours pris dans cette polémique qui s’amplifie suite à ce concours d’aptitude à la profession d’avocat, organisé par son ministère et contesté de toutes parts.

Les recherches sur le net portant sur son nom font souvent remonter le nom de la ville de Taliouine. Le ministre a passé sa petite enfance entre sa ville natale de Taroudant et la région de Taliouine, à laquelle il est lié affectueusement par le souvenir et la mémoire.

C’est d’abord, pour nous, l’occasion de rappeler brièvement que Taliouine est la capitale du safran au Maroc qui en est le quatrième producteur mondial avec près de 6,8 tonnes par an, après l’Iran, l’Inde et la Grèce. C’est aussi, et surtout, l’épice la plus chère au monde. Elle est utilisée aussi bien dans la gastronomie que dans la parfumerie, la teinture, la coloration et même pour confectionner cette encre rougeâtre ou jaunâtre de l’art calligraphique, etc.

Le safran de Taliouine, un des meilleurs au monde, sinon le meilleur, est connu par sa saveur exceptionnelle. Il y a donc toute une poésie autour de l’épice et de la terre généreuse de Taliouine. On ne manquera pas de remercier Abdellatif Ouahbi d’avoir suscité notre curiosité pour cette belle contrée.

Une polémique navrante Mais, aujourd’hui le propos est autre. Le ministre est au cœur d’une tempête politique, médiatique, y compris sur les réseaux sociaux. Certains parlent même de scandale! 

Il entretient la crise par de sulfureuses déclarations, considérées par certains comme irresponsables, rappelant davantage les relents du soufre que les arômes subtils et délicats des safranières de Taliouine.

Sur les 75.000 candidats qui se sont présentés au concours, seulement 2.000 ont été retenus pour passer l’oral. Interrogé sur son fils, figurant dans la liste des candidats chanceux, Abdellatif Ouahbi a affirmé que si ce dernier a réussi, c’est parce qu’il est «détenteur de deux diplômes, dont l’un obtenu au Canada, et il peut se le permettre parce que son père est aisé»!

Des propos pareils dans la bouche d’un ministre ne passent pas. Une vague d’indignation a déferlé, alimentée chaque jour par des allégations et supputations de fraude, de fuite de sujets, de falsification des résultats, de conflit d’intérêts pour certains candidats hauts fonctionnaires au ministère, de favoritisme, de népotisme… Tout cela, bien évidemment, n’est pas prouvé, mais la vox populi a prononcé un verdict sans possibilité d’appel. 

Les effets d’une communication défaillante sont bien là, embarrassant aussi bien le gouvernement que le Parti authenticité et modernité (PAM), dont il est le secrétaire général. Après un prédécesseur au charisme incertain et l’actuel secrétaire général, qui semble survolté, ce parti, fondamental et incontournable dans le paysage politique marocain, semble avoir un souci de leadership.

Un système de défense rigide Des partis politiques, des organisations partisanes de jeunes, des syndicats et autres ONG ont demandé à ce que la vérité soit faite sur les modalités d’organisation de ce concours. Y compris le choix de la méthodologie du QCM à points négatifs: une bonne réponse, «+1», une mauvaise réponse, «-1». De nombreux juristes chevronnés estiment non fiable cette méthode pour sélectionner les profils aptes à être avocats.

Mais le ministre est resté intraitable. Il a adopté un système de défense mettant en cause le niveau faible des candidats. Il met tout sur le dos de la crise de l’enseignement du droit au Maroc. Pour attester de la transparence du concours, il a fait prévaloir la neutralité de la machine qui traite les copies. Ce qui n’explique ni ne garantit rien.

Dans un benchmark précipité, il a conclu que l’enseignement du droit au Maroc est défaillant. Pourtant, lui-même, un brillant avocat, est issu du système éducatif marocain. On se demande à quel titre il se positionne en tant qu’expert en didactique et en sciences de l’éducation pour dévaluer l’enseignement du droit dans l’université marocaine.

Il avance également que c’est lui qui a «prié» la commission de baisser le seuil de moyenne requis pour faire passer le nombre de candidats retenus à 2.000 au lieu de 800 initialement. Une démarche perçue comme commisérative et qui n’a pas été appréciée.

Il a noyé les journalistes avec des statistiques vertigineuses concernant le sureffectif des étudiants inscrits ou lauréats en droit, et aussi le sureffectif des avocats au Maroc, expliquant que la situation économique du pays ne peut les absorber tous.

Pour de nombreux observateurs, ces arguments relèvent de la diversion. Le ministre n’a pas voulu comprendre que le problème est axé autour d’un concours mal organisé, soupçonné d’être entaché d’irrégularités, non transparent et ne garantissant pas l’égalité des chances.

C’est cela le «cœur du problème», pas la crise de l’enseignement du droit. Les candidats recalés disent qu’ils ne sont pas contre le fait d’échouer… mais ils sont contre l’opacité et l’inégalité des chances.

Plusieurs ont donné comme exemple les concours organisés par d’autres administrations (Intérieur, Finances, DGSN, Douanes…) aux résultats non contestés. L’organisation étant transparente, verrouillée et protégée de tout interventionnisme.

Se faisant un ardent défenseur de l’excellence, ce qui est relatif en l’occurrence, le ministre est resté inflexible. Son concours n’aurait retenu que les plus méritants. Le débat est à ses yeux clos. Il se positionne également en victime de diffamation et d’attaques personnelles que personne, bien entendu, ne saurait tolérer. 

Franc-parler et populismeAvec son franc-parler et son goût pour le débat frontal, Abdellatif Ouahbi fait partie de ces personnalités politiques volubiles et parfois bavardes. Il sait pourtant que ceux qui durent en politique ont le verbe mesuré et sont économes de leurs mots.

Il est parfois comparé à Abdelillah Benkirane, dont le langage est fondé sur un populisme outrancier. Mais si Benkirane est populiste, c’est qu’il cherche à séduire le plus d’électeurs en faveur du PJD. Or le populisme d'Abdellatif Ouahbi est différent. Il semble inutile. On ne sait pas quelle catégorie d’électeurs il pourrait cibler avec ce populisme querelleur, superflu et non connecté à une dynamique électorale.

Tout le monde le reconnaît et personne ne peut nier la volonté d’Abdellatif Ouahbi de moderniser le fonctionnement de la Justice, de consolider les droits des femmes, de protéger les libertés individuelles contre l’hypocrisie des textes et de la société, de limiter l’incarcération abusive et la remplacer par des peines alternatives, d’améliorer les conditions de la garde à vue, de protéger la vie privée et le droit à l’image, de contenir les dérives néfastes des réseaux sociaux… C’est très louable et ça correspond aux convictions d’un ministre qui n’a pas sa langue dans sa poche –pour le meilleur comme pour le pire.

Tout cela est positif, mais compte tenu de sa communication, il aura toujours des contradicteurs, même pour ses réformes les plus utiles. Il ne pourra appliquer son programme que dans le cadre de la concertation. La démarche du bras de fer avec un perdant total et un gagnant total n’est plus acceptée en politique.

Rapidité des jugementsLors de sa participation le 3 janvier à l’émission «Point à la ligne» de la SNRT, il a surpris les observateurs par un raccourci dans son analyse. Interrogé sur comment les réussites dans le domaine du football peuvent être fructifiées et généralisées, par le gouvernement, à d’autres secteurs socioéconomiques, sa réponse fut compliquée.

Après avoir rendu un hommage vibrant à l’équipe nationale, il a affirmé que «la réussite dans le domaine du football n’est que l’expression de la réussite du gouvernement dans d’autres secteurs. C’est un tout inséparable! Pourquoi traiter isolément les succès au football? Nos ministres travaillent. Il est difficile pour moi de substituer l’équipe nationale au gouvernement ou l’inverse!»

Cette mise en parallèle est surprenante. Il est évident qu’il y a une action gouvernementale performante dans plusieurs secteurs. Mais l’exploit des Lions de l’Atlas est porteur d’une symbolique historique exceptionnelle. Son retentissement fut planétaire. Il a valu à notre pays des louanges unanimes. Tout cela est le fruit d’une volonté et d’une action de fond déployée par l’Etat depuis très longtemps et qui n’est liée à aucun calendrier électoral ou gouvernemental.

Il faut donc faire la part des choses et apprécier à sa juste valeur la symbolique de cet exploit, inscrit en lettres d’or dans l’histoire. Il a une valeur de modèle, pas seulement chez nous, mais dans d’autres pays qui l’ont adopté comme référence.

La mesure du propos et la pondération sont fondamentales chez un homme politique. Abdellatif Ouahbi, le fils de la belle Taliouine, gagnerait à être plus inspiré par la sereine symbolique du safran de sa région de cœur et abandonner ce langage sulfureux qui ne sert pas sa carrière politique.

Par Jalal Drissi
Le 11/01/2023 à 15h59