Bernard Pivot est un homme élégant. Au mois de septembre dernier, à notre réunion de l’Académie Goncourt où il siège depuis quinze ans et qu’il préside depuis cinq ans, il demande notre attention et prend la parole. Silence autour de la table du restaurant Drouant. Il nous apprend qu’à l’approche de ses quatre-vingt-cinq ans en 2020, il se retire de l’Académie. Consternation autour de la table. Un silence ému. Des regards de stupéfaction. Et lui, dédramatise avec son humour. «Je ne voudrais pas partir alors que mon corps et mon esprit ne seront pas en bon état; il est préférable de s’en aller quand on est en bonne santé ; et puis, je voudrais réserver les quelques étés qui me restent à vivre à faire autre chose que de lire des romans. J’ai plein de choses à faire, notamment auprès des miens». (Je cite de mémoire).
Evidemment, nous devions garder pour nous cette information. Ce qui n’a pas empêché quelques rumeurs.
Bernard Pivot est un monument de l’histoire culturelle de la France qui aura marqué les trois dernières décennies du XXe siècle et le début du XXIe. Il a fait lire des millions de gens en France et hors de France. Ses émissions étaient attendues avec un immense intérêt. Que ce soient «Ouvrez les guillemets», «Apostrophes» ou «Bouillon de culture», que ce soient ses dictées ou ses enquêtes sur ce qu’il a appelé «le double je», Bernard remplissait un rôle essentiel dans le paysage culturel français. Il était populaire parce qu’il avait ce pouvoir formidable de se mettre au niveau du lecteur moyen, celui qui aime lire et qui voudrait qu’on l’aide à choisir un livre parmi les milliers qui paraissent.
Non seulement il a fait lire les Français et les francophones à travers le monde, mais il a énormément aidé les libraires qui faisaient de bonnes ventes des livres dont il parlait dans ses émissions.
Ce grand homme est d’une modestie confondante. Lui qui a posé des questions aux plus grands –Soljenitsyne, Nabokov, Duras, Simenon, Lévi-Strauss, Kundera, Albert Cohen, Modiano, Le Clézio, Yourcenar, etc.–, n’en parlait jamais. Il se comporte comme un bon artisan qui a fait son travail et n’en tire aucune fierté particulière. Il a aussi pratiqué une sorte d’amnésie par rapport aux dizaines de milliers d’auteurs invités. Dès que l’émission est achevée, il oubliait tout, au point que cela lui causait quelque embarras. Ainsi, un jour, nous raconte-t-il, au lendemain d’une émission d’Apostrophes, il se trouvait à Orly pour prendre un avion. Soudain, un homme se présente à lui en lui tendant la main comme s’ils se connaissaient bien. Pivot serre la main tendue et demande: à qui ai-je l’honneur ? L’autre étonné: «mais j’étais votre invité hier soir!».
Il oubliait les auteurs mais pas leurs livres, en tout cas ceux qui l’avaient impressionné. Jamais il n’étalait en public ses connaissances, ses relations personnelles, ses goûts dans d’autres domaines culturels.
Un grand homme modeste, simple et humain.
Il a fait aussi beaucoup pour la francophonie en mettant en lumière des auteurs venus des Antilles, du monde arabe, du Maghreb et aussi d’Asie. Quand il découvrait un auteur de la sphère francophone, il faisait le maximum pour le faire connaître. Je me souviens de son enthousiasme –contagieux– pour le roman de l’auteur algérien, tôt disparu, Rachid Mimouni, «L’honneur de la tribu».
En rejoignant l’Académie Goncourt, il plaisantait en racontant pourquoi il avait accepté l’offre que lui avait faite Edmonde Charles-Roux : «j’ai dit oui, parce qu’il y a là deux choses que j’aime: lire et manger!». Il n’a pas ajouté le vin et le football, ses autres passions.
Durant les douze années que j’ai passées en sa compagnie à l’Académie Goncourt, j’ai appris non seulement à l’apprécier, mais aussi à l’aimer pour son humilité, pour son immense culture dont il ne fait jamais étalage et pour son humour. Je me souviens lorsque je fus élu à cette académie en même temps que Patrick Rambaud en mai 2008, il nous reçut avec ce commentaire: l’Académie Goncourt n’est pas raciste; elle vient d’élire un Arabe et un Nègre!
Patrick Rambaud a été le nègre de beaucoup de personnes de la politique, du spectacle et même de la littérature. Il aurait écrit une centaine de livres des autres.
A présent, l’Académie Goncourt qui joue de plus en plus un rôle important pour la littérature française, est bien triste et en même temps décidée, sous l’impulsion de Bernard, à lui trouver un remplaçant ou une remplaçante. La charge de président est assez lourde. Non seulement il a une double voix au quatorzième tour de scrutin, mais il doit représenter et parler au nom de cette académie qui vient juste de fêter le centenaire du Goncourt attribué à Marcel Proust.
Un dernier point non négligeable: avec Pivot, aucune maison d’édition n’osait faire la moindre pression sur les académiciens. Cette Académie a rompu avec l’époque où des tractations et négociations se faisaient entre éditeurs. Comme il dit: «nous sommes passés d’un excès de laxisme à un excès de vertu!» La preuve, certains éditeurs ayant publié un lauréat Goncourt, envoyaient un cadeau aux membres du jury après l’attribution du prix. Bernard Pivot renvoyait systématiquement le paquet cadeau, souvent une caisse d’un bon vin, lui qui adore ce breuvage! Tel est Bernard Pivot, un homme simple et formidable.