Migrants à Tanger: un drame sans fin

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ChroniqueJe fais demi-tour, je m’approche et là je me trouve devant le drame relaté quasi quotidiennement par les médias: des migrants risquant leur vie. Des migrants échoués. Il y a une grande différence entre les images et les visages réels, entre les vidéos et les corps étendus sur le sable.

Le 30/07/2018 à 10h58

Je suis à Tanger, sur une plage déserte, face à l’océan atlantique. Je fais comme tous les matins ma marche. Des mouettes et des chiens errants passent. J’avance sans me retourner. Une plage immense où il n’y a personne. Soudain les mouettes et les chiens crient de manière inhabituelle. Je poursuis ma marche. Surgi de derrière les sables, un policier sur un quatre roues de plage. Je me retourne et je le vois se diriger vers une masse noire indistincte, une masse humaine qui bouge à peine. Cela me fait penser à la dernière page du livre d’Elias Canetti «Les Voix de Marrakech» où il évoque une masse noire qui bouge.

La plage est d’un calme inquiétant. Un grand silence s’est tout d’un coup imposé. Je fais demi-tour, je m’approche et là je me trouve devant le drame relaté quasi quotidiennement par les médias: des migrants risquant leur vie. Des migrants échoués. Il y a une grande différence entre les images et les visages réels, entre les vidéos et les corps étendus sur le sable. On voit sur le vif le malheur personnifié, on perçoit les traits du destin malmené et des espoirs sans lendemain. Des corps lourds, des gestes lents. Ce n’est pas une image, c’est un morceau de vie, un pan de malheur. Le choc me donne la chair de poule. J’ai froid et je suis désemparé.

Ils sont onze hommes et femmes à la peau noire. Ils ne parlent pas. Ils sont là, assis sur le sable, la tête entre les mains, ruinés, vidés, sans expression, leur humanité ayant été volée, détruite. La détresse est sèche, muette, blanche comme le silence de la mort.

Devant eux un tas en plastique qui leur servait de barque gonflable. Un policier me montre un morceau de bois: c’est avec ça qu’ils voulaient traverser le détroit de Gibraltar!

J’ai rarement vu une scène de détresse aussi brutale et aussi glaciale. Les policiers autour d’eux sont jeunes. Ils téléphonent à leurs supérieurs. Que faire de ce drame qui s’est échoué sur la plage la plus surveillée de la ville puisqu’elle est celle où se baigne le roi d’Arabie saoudite, Salmane Ben Abdelaziz, qui a ses palais juste en face.

Ils sont là, le regard absent, la tête baissée. Evidemment ils ont soif et faim. Ils ne réclament rien. Pire, ils sont dans la défaite, dans l’échec. Leur tentative a tourné court. Ils se sentent humiliés par le sort. Certains sont partis de chez eux il y a des mois. Ils ont marché des jours et des nuits. Ils ont rêvé de délivrance. Ils ont cru que la chance s’arrêterait pour eux, juste pour eux, un jour où la fatigue et le désespoir seront épuisés. Ils ne savent plus qui ils sont ni d’où ils viennent.

Les agents de la police ne leur posent pas de questions, sachant qu’ils n’auront pas de réponse. C’est un scénario connu. Une histoire écrite d’avance.

Ils se serrent les uns contre les autres, formant cette masse noire surgie du néant.

Cette Afrique, si diverse et semblable, si riche et si pauvre, est un continent lentement assassiné avec la complicité des chefs d’Etat sans légitimité, avec l’indifférence de puissances qui ont tellement besoin de ses ressources si fondamentales. Il faudra bien qu’un jour justice soit rendue aux peuples de cette Afrique mal gouvernée, mal aimée. 

L’Europe se démène pour arrêter ce flot tragique que les dizaines de milliers de morts n’ont pas réussi à décourager ou du moins à raisonner. De plus en plus de pays d’Europe ferment leurs frontières. La misère sonne à leur porte. Les organismes internationaux enquêtant sur les migrations estiment à 22.000 morts en Méditerranée depuis l’an 2000. Il faut ajouter à ce chiffre les disparus. Ceux-là ne sont pas comptabilisés. Ils se sont évaporés. Cette hécatombe est quotidienne et s’étale sur le plus grand cimetière du monde, la Méditerranée dont la superficie est de 2.510.000 kilomètres carrés.

Je suis sur cette plage à quelques mètres de la rencontre de l’Atlantique et de la Méditerranée. Je me trouve au cap Spartel, aux Grottes d’Hercule, la pointe la plus proche de l’Europe. 14 km seulement séparent ce cap de Tarifa, le port andalou, le premier pan de terre européenne.

Les onze migrants ont été sauvés. Peut-être que d’autres ayant embarqué en même temps qu’eux sont morts. Ils ne disent rien. Ils ne parlent pas. Les mots sont inutiles. Ils n’ont plus de sens, ils n’apporteront rien à leur destin ni à leur mort.

Un jour, dans un avenir peu probable, des chefs d’Etat africains rendront des comptes à leurs peuples pour n’avoir rien fait pour empêcher que la migration soit l’unique solution aux problèmes de leurs citoyens.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 30/07/2018 à 10h58