L’histoire du petit maçon de Tanger

Tahar Ben Jelloun.

Tahar Ben Jelloun. . DR

ChroniqueJe suis né aux Pays-Bas, le Maroc est le pays natal de mes parents, je l’aime bien, mais je n’ai pas les codes pour pouvoir y travailler. Et puis les médecins sont obsédés par l’appât du gain. J’ai fait des visites dans certaines cliniques à Tanger et à Tétouan. Non, impossible de bosser ici.

Le 27/08/2018 à 11h00

Cette histoire ressemble à un conte de fée. Mais un conte gâché par la stupidité de quelques mauvais garnements.

Il était une fois un maçon Ahmed B. qui travaillait durement à Tanger. Un jour, grâce à l’intervention de son oncle émigré à Rotterdam, il reçoit une proposition de travail en Hollande. C’était l’époque où le passeport marocain était bien considéré et on n’avait pas besoin de visa pour se rendre en Europe. En arrivant à Amsterdam, il fut pris en charge par les services de l’immigration qui lui proposèrent d’apprendre la langue. Lui, qui ne savait ni lire ni écrire, était très heureux d’aller à l’école du soir. En moins d’une année, il apprit le hollandais et du coup reçut une promotion dans la boîte où il travaillait. De retour à Tanger l’été, il se maria et repartit aux Pays-Bas avec sa jeune épouse. C’était la fin des années soixante dix. La communauté marocaine vivait en bonne intelligence avec les Hollandais. Pas de problème majeur, pas de racisme ni de violence. L’été, les immigrés de France et de Belgique écoutaient, émerveillés, ceux de Hollande parler d’une société où ils se sentaient bien.

Ahmed B. eut six enfants. Leur scolarité a été normale. La mère reçut elle aussi une formation pour apprendre la langue. A la maison on parlait arabe. Les voilà bilingues. Le père prit la nationalité hollandaise et décida que ses enfants feront de grandes études. Il disait, non seulement ils iront dans les grandes écoles mais feraient de bons Hollandais. Il ne doutait aucunement de sa marocanité, mais tenait à ce que sa famille s’intègre parfaitement dans la société néerlandaise dont il avait repéré les bonnes traditions réellement démocratiques.

Aujourd’hui, les six enfants ont entre trente et quarante ans. A part l’aîné qui est ingénieur, ils sont tous devenus médecins. L’un est cardiologue, un autre généraliste, la fille est pédiatre, un autre garçon a fait de la biologie et le quatrième est urologue. En plaisantant, le père dit: «il y a de quoi ouvrir une clinique !»

J’ai rencontré dernièrement Najib, le cardiologue venu en vacances à Tanger. Il a commencé par travailler dans un hôpital public. Ensuite il fut recruté par un groupe de médecins chevronnés où il a pris la place de celui parti à la retraite. Il est très fier de cette promotion. Je lui pose la question: alors tu te sens Marocain ou Hollandais?– Les deux!

Après réflexion, il précise:– La tête est hollandaise, le cœur est marocain.

L’autre question inévitable:– Viendrais-tu travailler au Maroc ?

– Je suis né aux Pays-Bas, le Maroc est le pays natal de mes parents, je l’aime bien, mais je n’ai pas les codes pour pouvoir y travailler. Ici, tout est compliqué, et puis les médecins sont obsédés par l’appât du gain. J’ai fait des visites dans certaines cliniques à Tanger et à Tétouan. Non, impossible de bosser ici. Aux Pays-Bas, on nous inculque l’éthique. J’ai l’impression qu’ici, l’argent obsède tout le monde et les patients sont bien traités s’ils payent avant. J’ai appris l’autre jour qu’un jeune homme est mort d’une péritonite parce que la clinique aurait refusé de l’accepter au motif que ses parents ne pouvaient pas payer sur le champ. Un cas comme celui-ci est impensable en Hollande. Il est passible de sanctions graves.

Evidemment, les cinq frères et sœur tiennent le même discours.

J’imagine même que les trois cent mille marocains émigrés en Hollande pensent la même chose. Cependant, depuis le 2 novembre 2004, date du meurtre par un Maroco-Hollandais fanatisé du cinéaste Théo Van Gogh connu pour sa critique de l’islam, les choses ont beaucoup changé.

Le quotidien NRC Handlsblad écrit: «dix ans après l’assassinat à Amsterdam de Théo Van Gogh, les tensions liées aux musulmans radicalisés sont de retour».

Ces tensions ont permis à l’homme politique d’extrême droite Geert Wilders, fondateur du parti nationaliste PVV, de faire une large campagne contre l’islam et les musulmans vivant en Hollande. 

L’islamisme violent s’est installé dans le pays. Les femmes sont de plus en plus voilées et les musulmans sont souvent montrés du doigt parce qu’ils veulent imposer leur mode de pensée et de vie dans un pays où règne une grande liberté de conscience et d’action.

Najib regrette cette évolution qui a cassé l’harmonie d’avant. Il précise qu’il s’agit d’une minorité, mais il ajoute: «c’est l’islam qui est mal vu et les musulmans considérés comme des suspects». Il regrette aussi le fait que les musulmans ne font rien pour améliorer l’image de l’islam. Au contraire, ils se fanatisent et créent des problèmes dont on aurait pu se passer.

Le conte est ainsi gâché par l’intolérance et par cette folie de quelques uns, recrutés pour briser le rêve hollandais de centaines de milliers de Marocains.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 27/08/2018 à 11h00