Adolescents, nous entendions souvent l’expression «La haya’a fi dine», autrement dit on peut aborder les questions délicates comme la sexualité à condition de rester dans les limites de la correction. Ce fut ainsi que notre professeur d’histoire nous a conseillé de lire «A rawd al ‘attir» (le Jardin parfumé) de Cheikh Nafzawi, un traité de sexualité écrit au XVIe siècle pour les hommes, en fait pour un jeune prince, en vue de s’initier à la pratique sexuelle garantissant le maximum de plaisir à l’homme. La femme est là comme un élément nécessaire mais secondaire.
C’est un manuel précis indiquant les positions les plus favorables afin de tirer de la femme le plaisir. Curieusement le petit livre se vendait à l’époque sur les trottoirs ou chez des bouquinistes qui le cachaient dans l’arrière boutique.
Cette notion de cachette est toujours là. Parler de sexualité, s’informer ou étudier ce qui touche de près ou de loin au sexe reste tabou. On peut tout faire à condition de se taire, à condition de se cacher, de ne pas le clamer sur les toits. Cette exigence qui installe le mensonge est ce qu’on appelle l’hypocrisie. Il ne s’agit pas de choquer, mais de parler simplement d’une part naturelle de la vie des corps et des esprits. L’homosexualité est tolérée dans certains milieux à condition de ne pas la montrer ni d’en parler et encore moins de la revendiquer.
L’enquête de Leila Slimani «Sexe et mensonge, la vie sexuelle au Maroc» qui paraît cette semaine aux Editions Les Arènes, donne la parole à des femmes qui, face à l’auteur de «Dans le jardin de l’ogre» qui racontait l’histoire d’une jeune épouse souffrant d’une addiction au sexe, se livrent et disent en toute liberté ce qu’elles ont sur le cœur.
C’est un livre émouvant et douloureux. Tout en sachant que les interdits ont explosé et que les Marocains et les Marocaines n’attendent plus, dans leur majorité, le mariage pour faire l’amour, la société fait comme si cela n’existait pas. Elle ferme les yeux et surtout ne veut pas savoir. Nous retrouvons la litanie: fais, mais tais toi!
Là, des jeunes filles et des femmes s’expriment. Il faut les écouter, prendre au sérieux ce qu’elles nous disent, et surtout prendre conscience que la société marocaine ne pourra pas entrer dans la modernité tant qu’elle s’attache aux pesanteurs et peurs dominées par le mensonge et l’hypocrisie.
Là, la religion musulmane joue son rôle comme la catholique a joué le sien en Occident. Longtemps l’église a vilipendé la sexualité, la liberté, le désir, le plaisir, instaurant chez les hommes et les femmes un sentiment horrible de culpabilité.
L’islam en fait de même tout en répétant «La haya’a fi dine». Ainsi, que de femmes ont préféré mourir plutôt que de subir la honte la plus monstrueuse, celle d’arriver au mariage non vierge. Cela est arrivé le 19 juillet 2017 à Marrakech. La nuit de noces s’est transformée en tragédie, et au lieu de faire la fête, on a organisé des funérailles pour la malheureuse femme qui s’était suicidée. Elle avait juste vingt ans. Honte au mari, honte à la famille, honte à la stupidité d’une société qui donne tant d’importance à la virginité.
Leila Slimani dénonce au début de son enquête les articles du Code pénal qui doivent être supprimés: l’article 490 et l’article 491. Les deux condamnent à des peines de prison les relations sexuelles hors mariage, l’adultère ou l’homosexualité. L’auteur nous dit: «Nous ne sommes pas notre culture ; mais notre culture est ce que nous en faisons. Cessons d’opposer islam et valeurs des Lumières, islam et égalité des sexes, islam et plaisir charnel. Car la religion musulmane peut être vue comme une éthique de libération, de l’ouverture à l’autre, comme une éthique intime et pas seulement une morale manichéenne».
D’ailleurs les femmes qui parlent, n’évoquent que rarement le poids de la religion, mais désignent sans ambages le tempérament machiste, dominateur et violent de l’homme. C’est ce que, déjà, Germaine Tillion avait noté dans son livre fondamental «Le harem et les cousins» (Le Seuil ; 1966). La société méditerranéenne est basée sur des forces antagonistes. D’un côté une survalorisation du masculin et de l’autre une présence ambiguë de la mère, donc de la femme.
Au Maroc le regard de l’autre compte énormément. Il passe avant la religion. Pourvu que le voisin, le cousin, le proche et le lointain ne sachent pas ce que tu fais. Quant à la conscience, la liberté individuelle, la liberté de conscience, on les oublie. Ce que l’autre va penser et dire est plus important.
Cette schizophrénie s’est installée dans la société marocaine à travers toutes les classes. Pauvre ou riche, on tient compte des apparences qui comptent davantage que la réalité profonde, plus que la vie intime, plus que le bonheur, la joie et la liberté, ce qui fait que la vie a du sens. Un peuple non libéré de ses complexes, des ses hypocrisies est un peuple condamné à la régression et à l’aveuglement, à l’intolérance et au fanatisme.
En cela le livre de Slimani est un excellent réquisitoire pour la liberté de l’individu qui tarde à émerger. Une société où la femme est brimée, violentée, cachée, séquestrée, est une société qui souffre en silence d’une maladie incurable: la honte de vivre naturellement et pleinement son corps et son esprit. Même si la parole se libère un peu, il reste que le mensonge est plus répandu que la vérité.
«Sexe et Mensonges» paraît aussi en bande dessinée, à consulter au cas où les paroles ne suffisent pas. En fait on aurait souhaité une édition audio qui aurait enregistré les entretiens de ces femmes qui ont gros sur le cœur. En attendant lisez ces témoignages et regardez autour de vous.