«La poule et son cumin»

Famille Ben Jelloun

Chronique«La poule et son cumin», tel est le titre du premier roman de Zineb Mekouar. En fait ce roman, est ce qu’on peut lire de mieux sur la lutte des classes au Maroc d’aujourd’hui. La réalité est cruelle dans une mégapole comme Casablanca où les riches ne cessent de s’enrichir et les pauvres de mener une vie étriquée.

Le 14/03/2022 à 10h59

La jeune littérature d’expression française féminine vient de s’enrichir d’une nouvelle voix, celle de Zineb Mekouar, trente ans, diplômée de Sciences-Po de Paris. Active, elle avait participé à la campagne électorale d’Emmanuel Macron et ensuite refusé de continuer dans la politique. Elle a préféré s’investir dans l’écriture et elle a eu raison. 

«La poule et son cumin» (éditions J.C. Lattès) tel est le titre de ce premier roman assez étonnant. Dans le texte, il n’est question ni de poule ni de son cumin, mais cette expression populaire est assez claire. En fait ce roman, est ce qu’on peut lire de mieux sur la lutte des classes au Maroc d’aujourd’hui. Je sais que plus personne ne parle de lutte des classes. Ça fait ringard, pourtant la réalité, elle, n’est pas ringarde, elle est cruelle et quotidienne dans une mégapole comme Casablanca où les riches ne cessent de s’enrichir et les pauvres de mener une vie étriquée.

Zineb Mekouar a observé ce qui se passe autour d’elle. Issue d’un milieu petit-bourgeois, elle a su capter avec finesse et justesse les contradictions d’une société émergente, oscillant entre la tradition et la modernité. Ce qui se traduit par une «schizophrénie» souvent dénoncée dans la presse marocaine.

L’histoire est simple, celle d’une amitié sincère entre deux petites filles, Kenza et Fatiha, l’une est la fille de la grande famille, l’autre, la fille de la bonne qui travaille chez cette famille. Au début, jusqu’à l’adolescence tout se passe sans heurts. Les problèmes commencent au moment des études supérieures, des premiers émois amoureux. Il n’y a pas que la jalousie et l’envie, il y a le fait que la fille de la bonne doit rester à sa place, et sa place est indiquée par la société, représentée ici par le grand-père qui torpille en douce le concours de Fatiha pour faire médecine et l’oblige à rejoindre l’école des infirmières. L’autre, la même société l’enverra faire des études supérieures à Paris dans des conditions confortables.

Kenza entretient des relations particulières avec ses grands-parents. Le grand-père est une figure représentant un Maroc en train de vaciller pour accéder à la modernité. Il ne comprend pas ce qui change. La grand-mère, est une femme dont le pouvoir n’est pas apparent, mais c’est elle qui prône l’évolution et le changement, notamment en ce qui concerne la condition de la femme.

C’est une fresque assez picaresque d’une société où les contradictions sont révélées par sa jeunesse, laquelle passe de l’arabe dialectal au français, de la fascination pour l’Occident à son rejet.

Les deux filles amies deviennent des rivales. Une situation contre laquelle elles ne peuvent rien. Le substrat économique fait la différence.

Kenza connaît l’amour et ses enchantements. Fatiha, couche avec un de ces enfants gâtés de la bourgeoisie casablancaise qui, en partant, lui laisse un billet de banque sur la table. Humiliée à chaque fois, elle se dit: «pour qui se prend-il? Même avec sa villa à Anfa, il ne me mérite pas».

Cette lucidité va l’aider à s’en sortir en rencontrant un étranger venu travailler au Maroc, Marcos Garcia, un médecin divorcé et qui n’a pas les mêmes préjugés que les Marocains. Fatiha est tombée enceinte, pas d’amour, juste un moment d’égarement avec un jeune homme de sa classe. Marcos va la sauver et même lui proposer de vivre avec lui et d’élever son enfant.

Chacun et chacune à sa place et le Maroc continue de prospérer sans déranger ceux qui perpétuent ces injustices. La lutte des classes a lieu, en douce, pour le moment.

Kenza passe par des épreuves difficiles en France. L’atmosphère n’est pas bonne. Les étrangers ne sont pas les bienvenus. Elle envisage un retour au pays natal. Elle écrit à sa grand-mère à laquelle elle est très attachée: «(…) ce Maroc que j’aime tant, j’ai peur d’y retourner, d’y vivre. Je veux qu’on me laisse penser comme je veux, croire si je veux. Sans me cacher pour manger, boire, faire l’amour. Je ne me sens chez moi qu’à travers les lettres que je t’écris. Ce sont ces pages ma vraie patrie».

Ce malaise est vécu autrement par Fatiha, restée au Maroc et qui se bat pour trouver sa place au soleil. Même empêchée d’avancer, elle subit la condition faite à la femme, quelle que soit sa classe.

Un premier roman écrit dans une belle langue où la politique est dans l’air sans qu’elle surgisse dans le récit. Zineb Mekouar fait partie de cette nouvelle génération de femmes issues du Maghreb comme Nesrine Slaoui («Illégitimes»), Kaoutar Harchi («Comme nous existons»), Yasmine Chami («Dans sa chair») ou Leila Slimani, qui trace des sillons neufs dans une francophonie, débarrassée du paternalisme néo-colonial et révèle des talents et des exigences avec lesquels il faut compter.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 14/03/2022 à 10h59