L’autre jour, à Mohammedia, ma petite nièce (cinq ans) me dit:
– C’est vrai que tu es un écrivain?
Puis, sans m’accorder le temps de répondre:
– Eh bien moi, je suis une artiste.
Et elle me montra le dessin qu’elle venait de finir et qui ne manquait pas, ma foi, d’énergie et de couleur.
Lina n’est pas unique, tous les enfants sont des artistes. Ce qu’on sait moins, c’est qu’ils sont aussi philosophes. Dans son Introduction à la philosophie, Karl Jaspers rapporte ce mot d’enfant: «j’essaie parfois de penser que je suis un autre. Mais à ce moment-là, je suis quand même moi, non?»
Jaspers en déduit que cet enfant a spontanément énoncé la pensée philosophique de la conscience du moi, du cogito. Descartes a bâti tout son système là-dessus. L’Histoire de la philosophie en a été changée à jamais.
Un autre enfant, à qui on lisait la Genèse –«au commencement, Dieu créa le ciel et la terre…»– demanda immédiatement: «Et qu’y avait-il donc avant le commencement?»
Ainsi, écrit Jaspers, le moutard a mis en pratique ce principe philosophique: l’entendement ne connaît pas de borne à ses investigations. On peut même parler de ce qu’on ne peut connaître. Kant se profile derrière cet enfant.
Bref, conclut Jaspers, les enfants sont spontanément philosophes.
Très bien. Les artistes en herbe, on les encourage, on leur achète des crayons de couleur, des gouaches, du papier. La petite Lina exposera un jour à l’Atelier 21 ou à Beaubourg. Mais les petits philosophes, on en fait quoi?
Eh bien, il y a deux possibilités: soit on étouffe ces mots d’enfant (qui sont de profonds questionnements), soit on les stimule.
Autrement dit, soit on les prend au sérieux, on les accompagne, on leur ouvre des horizons infinis de questionnement, on les oriente vers des lectures utiles; soit on les noie immédiatement sous le béton des dogmes et des certitudes.
Nous avons entre les mains des philosophes miniatures. Qu’en faisons-nous? Tout le problème de l’instruction et de l’éducation est là. Toute réflexion sur le rôle de l’école commence là.
Et vingt ans plus tard, nous avons la société que nous méritons.