Il y a quelques mois, je mettais de l’ordre dans les dizaines d’étagères qui abritent mes livres quand je me fis la réflexion que je n’allais jamais relire la plupart d’entre eux –il y a longtemps que je ne pratique plus l’art de l’ingénieur, ni les mathématiques, ni l’économétrie, ni les sciences de l’environnement, toutes choses qui m’ont passionné un jour mais qui sont maintenant derrière moi. Et il y a des centaines de classiques de la littérature dont je suis certain que je ne les ouvrirai plus parce que les lire une fois était déjà une épreuve, sauf le respect dû à ces géants: Salambô, de Flaubert; Tom Jones, de Fielding; L’homme qui rit, de Hugo; Der Zauberberg, de Mann, etc. Et puis il y a ces classiques lus et relus tant de fois qu’on finit par les connaître par cœur et qu’on n’a plus besoin de les garder: Candide, Madame Bovary, The Picture of Dorian Gray, Al-Ayyâm…
Ce fut comme une révélation. Je décidai d’offrir tous mes livres –dix-huit mille au total– à une université marocaine chère à mon cœur pour que les étudiants puissent en profiter. L’université accepta le don et m’envoya un grand camion dans lequel je chargeai, en avril dernier, à Amsterdam, quarante-cinq caisses correspondant au premier envoi, quelque chose comme quatre mille ouvrages.
(Soit dit en passant: je dus charger moi-même les caisses, en descendant d’un quatrième étage, ce qui m’occasionna de telles douleurs dans les genoux et les lombaires qu’aujourd’hui encore on me demande fréquemment: «pourquoi tu boites?»)
Le camion traversa les Pays-Bas, la Belgique, la France de Lille au Roussillon, il fit peut-être un crochet par Andorre ou Figueres puis il descendit toute l’Espagne, du Nord à Algeciras en passant par Madrid… Puis, plus rien!
Pendant deux mois, je n’entendis plus parler de mes livres. Disparus! Evaporés! Finalement, j’eus la clé de l’énigme lundi dernier: ils se trouvent dans un hangar de la douane, à Tanger Med. Les gabelous sont prêts à leur rendre leur liberté à condition que je fournisse une liste complète avec les noms des auteurs, les titres des ouvrages, l'année de publication, etc. Pourquoi pas les ISBN et l'âge de l’éditeur?
Entendons-nous: j’adore la douane marocaine où je ne compte que des amis. Et j’admets que notre beau pays n’est pas un moulin où entre qui veut avec n’importe quoi dans son havresac.
Mais ce genre de règlement n’est-il pas dépassé? Aujourd’hui, on trouve tout sur Internet. Empêcher les gens de lire des livres subversifs n’est plus possible: ils sont à portée de main, au prix de quelques clics sur son clavier. Alors, à quoi bon tenter de contrôler de façon si pointilleuse ce qui entre sous forme d’imprimé?
Il est clair que je ne suis pas en mesure de fournir la liste. Il y a là quatre mille tomes et je ne me souviens plus de ce que j’ai mis dans les caisses et de ce que je réservais pour un prochain envoi. Pour autant, ces milliers d’opuscules doivent-ils moisir dans un hangar jusqu’au retour de la comète?
Je propose respectueusement la solution suivante à Mme la ministre de l’Economie et des Finances, qui est la patronne des douaniers: transformons le hangar où se morfondent mes bouquins en une bibliothèque de prêt pour les lycéens de Ksar Es-Sghir, la ville la plus proche du port. On détachera une jeune diouania à lunettes et chignon pour jouer à la bibliothécaire. A force d’enregistrer les prêts et les retours, elle finira par constituer une liste complète de mes livres. L’opération dût-elle prendre vingt ans, on me les rendra alors. Ils pourront reprendre la route des R’hamna, auxquels ils sont destinés…
Mais d’ici là, les étudiants liront-ils encore? That’s the question.