Pourquoi le prix Nobel nous échappe-t-il chaque année?

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ChroniqueL’episteme qui mène aux prix Nobel, c’est une façon générale d’envisager tous les problèmes selon des méthodes scientifiques, au rebours de la pensée magique et de la charlatanerie.

Le 16/10/2019 à 11h00

Ça en devient lassant. Chaque mois d’octobre, nous autres ressortissants des pays arabes, des terres d’Islam ou d’Afrique, nous subissons notre petite humiliation annuelle. Les prix Nobel scientifiques sont proclamés et pas un seul nom qui ressemble même vaguement aux nôtres. Bouazza, prix Nobel de physique? Abdelmoula, chimiste d’élite? Stuff!, répondent les Suédois, c’est-à-dire: balivernes!

Et pourtant nous ne manquons pas de matière grise. J’ai participé vendredi dernier à une réunion de travail à Paris, pour la préparation d’un colloque qui aura lieu du côté de Marrakech en mai prochain. Autour de la table, cinq Marocains: un ancien de Normale Sup, un prof au Collège de France, un brillant double docteur (physique/ philosophie), un ingénieur de haut vol et votre serviteur. La conversation volait haut. Nous ne sommes pas moins futés que d’autres.

Il suffit d’examiner les superbes résultats du Lycée d’excellence de l’UM6P de Benguerir pour s’en persuader: non, nous ne sommes pas moins futés que d’autres. Au contraire!

Mais z’alors?

Il est tout de même stupéfiant que les minuscules Pays-Bas aient obtenu pas moins de dix fois (!) le Nobel de physique (dont deux des trois premiers avec Zeeman et Lorentz), quatre fois celui de chimie (dont le tout-premier en 1901 avec J. H. van’t Hoff) et trois fois celui de médecine… et le monde arabo-musulman, rien. Rien!

De quoi j’ai l’air, dans le polder? D’un benêt venu à dos de chameau du désert?

Quand je regarde mes étudiants de l'université d’Amsterdam et que je les compare à mes condisciples marocains du temps de mes études à Casablanca, je ne vois pas que les uns aient un cerveau de plus que les autres, ni que leur bosse des maths soit plus grosse… (Et au moment où je me souviens des noms de mes condisciples de maths sup qui brillaient particulièrement, je me rends compte qu’ils ont tous fait de belles carrières dans le privé ou le public, mais pas dans la recherche… Et si c'était ça aussi, notre problème? Ne pas offrir de belles perspectives de carrière dans la recherche pure?)

Ce n’est donc pas une question d’individus. En réalité, il s’agit de ce que Michel Foucault nomme l’episteme. Ce n’est pas une question d’individus, non, c’est beaucoup plus profond que cela, c’est invisible, insaisissable. L’episteme qui mène aux prix Nobel, c’est une façon générale (commune à toute une culture) d’envisager tous les problèmes selon des méthodes scientifiques, au rebours de la pensée magique et de la charlatanerie.

C’est la distinction claire pour tous entre science et croyance, chacune maîtresse en son domaine.

C’est un consensus profond autour de la nécessité de la science, la vraie (on ne parle pas ici d’astrologie, de métaphysique ou de kabbale).

C’est une orientation constante des investissements publics, depuis l'école jusqu’aux laboratoires de pointe, en faveur de l'éducation et du savoir.

C’est le respect témoigné aux universitaires, aux chercheurs, aux savants –et non aux prétendus gardiens de la morale et à ceux qui se contentent de réciter un dogme.

C’est le prestige accordé à l’esprit –et non aux esprits.

Vaste programme... mais nécessaire si nous voulons trouver un jour le chemin de Stockholm et mettre un terme à cette humiliation annuelle.

Par Fouad Laroui
Le 16/10/2019 à 11h00