Ah… Comme la philosophie nous manque!

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ChroniqueNous autres Marocains, nous avons commis une grave erreur en supprimant l'enseignement de la philosophie dans les années 80. Il n’y a qu'à voir le niveau d’intelligence de certains membres de notre élite, pourtant diplômés, pour s’en convaincre.

Le 19/08/2020 à 11h01

Du temps que j’enseignais les sciences de l’environnement à la Vrije Universiteit d’Amsterdam, le ministère des Affaires étrangères néerlandais avait mis à la disposition des pays de l’Est de généreuses bourses d’études pour ce programme –il était de l'intérêt de tous d’avoir là-bas des jeunes gens capables de s’attaquer aux problèmes de pollution, de préservation de la nature, de gestion des ressources naturelles, etc. Ce sont des questions qui transcendent les frontières.

Ainsi, pendant six ans, de 2000 à 2006, j’eus chaque année une vingtaine d'étudiants venus des territoires du défunt pacte de Varsovie, de la Pologne au Kazakhstan, de la Roumanie à l’Estonie –en plus des Néerlandais, des Belges, des Allemands, etc. Et voici le mystère: chaque année, les meilleurs étaient les Russes.

Je finis par comprendre pourquoi. Leur système d’enseignement (je ne sais pas s’il a changé entretemps) commençait systématiquement par une année de philosophie, à l’issue de laquelle ils devaient passer un examen comportant quarante-sept questions portant uniquement là-dessus. (Pourquoi quarante-sept? Je n’en sais rien, demandez à Khrouchtchev.) Ce n’est qu'après avoir passé cet examen de philosophie qu’ils pouvaient commencer leurs études.

Et voilà pourquoi mes étudiants russes étaient plus fins, plus intelligents et meilleurs dialecticiens que les autres. Aucun mystère là-dedans. Quand on a compris la théorie du schématisme de Kant, le renversement de Hegel par Marx et pourquoi la corroboration ne donne qu’une vérité relative –pour ne prendre que quelques exemples– on est prêt à affronter toutes les disciplines scientifiques ou littéraires.

Je pensais à mes Russes en suivant récemment un débat à la télévision, sur 2M. Nous autres Marocains, nous avons commis une grave erreur en supprimant l'enseignement de la philosophie dans les années 80. Il n’y a qu'à voir le niveau d’intelligence de certains membres de notre élite, pourtant diplômés, pour s’en convaincre. Ils ont appris des techniques mais sont incapables de penser. Ou plus exactement, ils croient penser alors qu’ils ne font que rabâcher des dogmes poussiéreux.

Peut-on discuter de nation et d’universalisme sans s’intéresser à la controverse qui a opposé, il y a deux siècles, les révolutionnaires français au Sturm und Drang, à Herder, à Humboldt? Peut-on parler de 'ilm, de science, de savoir sans comprendre la limite que trace Kant à la connaissance et le champ qu’il laisse alors à la foi? Peut-on déplorer la ruralisation de nos villes (une plaie, selon mon ami M., d’El Jadida) sans revenir à Ibn Khaldoun? Les exemples sont légion. Soyons clair: on ne peut pas penser intelligemment sans la philosophie.

Et qu’on ne vienne pas nous dire, comme le font les paresseux qui croient s’en tirer à bon compte, que “les Stoïciens, c’est des vieilles lunes! Marx a été réfuté par l’Histoire! Nietzsche, c’est dépassé!”

En philosophie, comme en art, rien n’est jamais dépassé. Ni Kant ni Mozart ne le sont, ni ne le seront jamais. La discussion, qui a eu lieu il y a plus de deux millénaires, entre Platon et Aristote, conditionne encore notre compréhension de l'idéalisme et du matérialisme, une des bases de la pensée.

Voulons-nous que nos jeunes, demain, soient aussi brillants que mes étudiants russes de naguère? Qu’ils étudient la philosophie –la vraie, la dure, pas de ces dictons bêtas que même les chauffeurs de taxi nous resservent à l’occasion, au feu rouge.

Au travail!

Par Fouad Laroui
Le 19/08/2020 à 11h01