La fin et les moyens

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ChroniqueJe dois dire que je ressens une grande solidarité à l’égard des activistes les plus radicaux et que j’ai d’autant plus d’admiration pour leur courage que je serais incapable d’une telle abnégation, d’un tel engagement du corps et de l’âme. Les gens critiquent la provocation mais quelle hypocrisie!

Le 09/03/2017 à 12h01

La fin justifie-t-elle les moyens? Jusqu’où? Dans quelle mesure? Tous les militants sont confrontés à ce dilemme. Tous ceux qui se battent pour une cause, contre une oppression, contre un état de fait qu’ils jugent injuste, se posent un jour la question de la méthode.

En ce jour de lutte pour les droits des femmes, je me pose la question des moyens de cette lutte. En Occident comme ailleurs, on voudrait trop souvent que les femmes qui combattent pour l’égalité des droits et contre les violences, le fassent avec douceur, avec modération, avec toutes ces prétendues qualités féminines dont on nous rebat les oreilles depuis des années.

On critique les chiennes de garde qui réagissent avec force dès que les droits des femmes sont bafoués au prétexte qu’elles sont «hystériques», «excessives», «castratrices». Des défauts que l’on prête systématiquement aux femmes qui osent ouvrir leur bouche et ne pas se contenter de sourire. On regarde avec une moue de dégoût les FEMEN qui multiplient les sorties les plus provocatrices, dans les églises, sur les tribunes, les seins nus et le corps peinturluré de slogans. Certains, qui se prétendent pourtant favorables à l’égalité totale, sont outrés par ces mauvaises manières: «mais on n’a pas besoin d’aller jusque là !» disent-ils ; «Un peu de respect enfin !» ou encore «et ses seins nus qu’est ce que ça veut dire ?».

Comme le disait si bien la comédienne américaine Bette Davis, «quand un homme donne son avis, on considère qu’il se comporte comme un homme, un vrai. Quand une femme donne son avis, on dit qu’elle est une garce.» Il y a, même chez les féministes, une misogynie certaine quand on en arrive à dire que la lutte pour l’égalité c’est bien, mais qu’il faut la mener avec l’élégance de rigueur, les cheveux propres et les ongles faits. Qu’il faut en effet revendiquer ses droits mais ne pas crier trop fort car ça fait mauvais genre.

Je dois dire que je ressens une grande solidarité à l’égard des activistes les plus radicaux et que j’ai d’autant plus d’admiration pour leur courage que je serais incapable d’une telle abnégation, d’un tel engagement du corps et de l’âme. Les gens critiquent la provocation, mais quelle hypocrisie!, quand on sait que sans ces coups d’éclat personne ne parlerait de certaines situations? Je crois que les grands combats, comme celui pour l’égalité hommes femmes ou contre le racisme ou l’oppression politique, ont besoin de toutes les bonnes volontés. Des pacifistes comme des agitateurs, des intellectuels comme des militants de terrain.

Je me souviens que dans les années 90 certains critiquaient avec véhémence les militants d’Act Up, jugeant de mauvais goût leurs mises en scène de dizaines de corps morts sur le sol. Il n’empêche que ces images ont marqué les esprits et que sans ce choc, le combat contre la discrimination des malades du SIDA aurait sans doute mis encore plus de temps.

Au Maroc, comme ailleurs au Maghreb, on a pu reprocher aux militants des libertés individuelles des gestes que l’on jugeait «provocants»: dé-jeuner en public, kiss in… Que des gens soient choqués, je le comprends aisément. Mais qu’ils frappent dès lors d’illégitimité les combats menés, je ne peux le supporter. Quand on refuse l’ordre établi, il est logique que l’on refuse d’inscrire son combat dans cet ordre là et que l’on s’engage dans un renversement du système.

Tout militant se pose la question des armes de son militantisme. De quelle manière marquer les esprits pour convaincre et faire changer les choses? Lutter avec quels instruments? Dans quelles limites? Si belle soit la cause, qu’est-ce qui est acceptable et qu’est-ce qui ne l’est pas? Dans les années 60, cette interrogation déchire les militants des droits civiques aux Etats-Unis. Malcom X puis les Blacks Panthers revendiquent des actions coups de poing voire violentes, considérant que les noirs ne peuvent pas continuer à supporter avec abnégation les humiliations et les maltraitances dont ils sont victimes. A l’inverse, Rosa Park ou Martin Luther King ont combattu pour les mêmes droits en revendiquant l’opposition pacifique. Pendant l’apartheid en Afrique du Sud ou pendant les luttes pour les indépendances contre les pouvoirs coloniaux, tous les leaders ont été confrontés à cette interrogation. Des figures comme Nelson Mandela ou Gandhi y ont répondu avec un panache extraordinaire.

Si je comprends, comme je l’ai dit plus haut, la radicalité ou la provocation, j’oppose en revanche une fin de non-recevoir à la violence, quelle que soit la cause qui prétend la justifier. A cet égard, je suis profondément marquée par la réflexion d’Albert Camus. L’écrivain était bouleversé par la guerre en Algérie et il s’est à plusieurs reprises interrogé sur l’usage de la violence par les mouvements indépendantistes, et par le FLN a fortiori. Dans sa pièce, “Les Justes”, il met en scène un groupe de terroristes russes qui ont projeté d’assassiner le grand duc Serge. Mais l’assassin désigné recule au dernier moment quand il découvre que le grand Duc est accompagné, dans sa voiture, par ses enfants. Tandis qu’il assume son incapacité à assassiner des enfants innocents, son complice, lui, invoque la nécessité d’en passer par la violence pour faire triompher leur cause. «Nous tuons pour bâtir un monde où plus jamais personne ne tuera. Nous acceptons d’être criminels pour que la terre se couvre enfin d’innocents». Mais Camus récuse ce raisonnement. Et quelques heures après avoir reçu le prix Nobel, alors qu’il est interpellé par un étudiant arabe qui lui reproche son silence sur la guerre en Algérie, il aura cette réponse fameuse: «En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère.» Le respect de la vie humaine est un principe incontournable, indépassable, avec lequel toutes les luttes, aussi justes soient-elles, doivent composer.

Par Leila Slimani
Le 09/03/2017 à 12h01