L’identité entre le «tagine» et le «patchwork»

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Chronique«Qu’est-ce qu’être marocain?»: voilà une question qui dérange puisqu’elle s’immisce au cœur même de notre intimité, en interrogeant notre être profond et par ricochet notre être collectif. Faites un micro-trottoir à ce propos et vous aurez autant de réponses détricotées que de personnes interrogées.

Le 05/08/2021 à 09h57

Longtemps reléguée au statut de relique historique, l’identité nationale redevient, et ce depuis que la mécanique de la mondialisation heureuse s’est grippée au sens propre (COVID19) comme au figuré (Crise de 2008), une question politique fondamentale dont on ne peut faire l’économie au risque de la voir tomber entre de mauvaises mains.

En Occident, les différents «populismes» autant que certaines «droites traditionnelles» ont fait de la question leur cheval de bataille politique de même que leur étendard rhétorique, animés en cela par un opportunisme politique et des visées électorales courtérmistes. Une manière somme toute vicieuse d’éluder la question sans avoir à l’aborder sérieusement et en profondeur, tout en les préservant du terrain glissant des catégories du sérieux politique, celui de la remise en cause des politiques néolibérales des années 1980-90, de la crise de l’Euro, du rouleau compresseur de la mondialisation, du surendettement de plus en plus chronique des Etats, de l’acculturation marchande… Car à quoi bon entrer dans des débats métapolitiques quand il suffit de désigner un ennemi, le plus faible de préférence. La politique du bouc-émissaire, aurait dit René Girard.

L’identité entre les mains des politiques? C’est un peu l’opium du peuple, ce qui permet de tenir le coup pour le dire plus trivialement. C’est de la thanatopraxie politique ou l’art d’embaucher le cadavre du peuple, avant de l’enfermer dans un sarcophage pseudo-identitaire.

Au Maroc, entre le fétichisme identitaire du net que je qualifie de «taginisme» et le discours policé du politique, celui du patchwork identitaire, une marge d’intelligence existe, et il devient de plus en plus en plus urgent de l’investir autant intellectuellement que politiquement. Car à une époque où les dynamiques de déracinements de tout bord prennent d’assaut les dernières citadelles culturelles, celles qui fondent notre être profond, notre «Marocanité» et notre profondeur civilisationnelle, si nous ne sommes pas capables de définir qui nous sommes, d’autres se feront le plaisir de le faire à notre place.

Car oui, «Qu’est-ce qu’être marocain?», voilà une question qui dérange profondément puisqu’elle s’immisce au cœur même de notre intimité ontologique, en interrogeant notre être profond et par ricochet notre être collectif. Faites un micro-trottoir à ce propos et vous aurez autant de réponses détricotées que de personnes interrogées.

Sur la scène politique marocaine, le concept de «Tamaghrabit» refait ponctuellement surface dans la rhétorique de tel ou tel parti, avant de s’éclipser à nouveau au profit des joutes verbales et des débats de secondes zones.

Sur les réseaux sociaux, la confusion entre identité et artefacts culturels donne lieu à un fétichisme identitaire qui, bien que flatteur, atrophie toute capacité à penser la question en profondeur. C’est le «taginisme 2.0». D’un point de vue structuraliste, cela reviendrait à définir une langue par les phrases qu’elle a rendue possibles. Or il se trouve qu’une langue est avant tout une syntaxe, une grammaire… Autrement dit, une structure qui crée un champ de possibilité linguistique. L’idiosyncrasie d’une langue réside donc en amont et par-delà la dimension formelle dans sa structure. Il en va de même pour l’identité.

Quant aux textes juridiques, ces derniers n’abordent l’identité que du point de vue de la strate la plus superficielle, en la définissant comme étant le fruit de la convergence de ses composantes, arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen. Une démarche descriptive qui bien que vraie, ne répond à la question qu’à moitié. Mais la plus belle constitution du monde ne peut donner que ce qu’elle a, et lui reprocher de ne point être un traité d’anthropologie relève de la malhonnêteté intellectuelle.

Par conséquent, qu’est ce donc que cette identité qui n’est réductible ni aux composantes qui la fondent ni aux artefacts qu’elle engendre?

Elle est avant tout une structure mentale et un rapport au monde. Autrement dit un «logos civilisationnel». Elle est l’expression de l’universel, mais qui s’incarne par le truchement d’une subjectivité collective, la nôtre. Car si la pudeur, le courage ou encore l’amour et l’amitié constituent des vertus, des sentiments et des valeurs universelles, leurs modes d’expression s’expriment différemment d’une culture à une autre. Cette subjectivé collective a été autant forgée par les tumultes de l’histoire que par le territoire qu’on habite et qui fini à son tour par nous habiter, d’où sa sacralité. Un dialogue plurimillénaire entre un peuple et son «topos», entre un peuple et son héritage, dont la fertilité a donné naissance à un imaginaire marocain singulier. L’identité de ce point de vue est un contrat implicite qui lie les vivants et les morts, les générations passées, présentes et à venir.

Il en résulte qu’avant d’aboutir à un islam ou à un judaïsme marocain, il a fallu passer par une manière marocaine d’être musulman, juif ou encore athée ou agnostique. Ainsi par delà nos différences ethnolinguistiques, confessionnelles, politiques ou géographiques, nous demeurons liés et en communion au sein d’une marocanité qui loge en profondeur au fond de chacun d’entre nous. Elle est ce sentiment intime d’appartenance qui transcende ses différents modes d’expressions.

Comme la nature chez Héraclite, l’identité aime à se cacher. A se cacher derrière ce qu’elle engendre en permanence, derrière son vitalisme culturel mais avant tout derrière une manière incarnée de la vivre au quotidien. 

Or, la modernité politique, et a fortiori la post-modernité, ne peut se suffire d’une identité immanente et incarnée. Elle réclame des narratifs et des récits, elle exige de pouvoir la disséquer, pour mieux la déconstruire. Le mythe dont la magie fut pendant des millénaires de pouvoir rendre intelligible ce qui relève de l’ineffable ne suffit plus. Les impératifs de l’époque réclament autant une idée nationale qu’une théorie politique propre au Maroc.

Et c’est là tout le défi de notre élite autant intellectuelle que politique que de pouvoir la définir, cette identité, sans la trahir, et la défendre sans la travestir.

En attendant, contentons-nous de lui être fidèle en acte, faute de pouvoir l’être pour l’instant par le verbe.

Par Rachid Achachi
Le 05/08/2021 à 09h57