Pèlerinage à tout prix

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ChroniqueTous les chemins mènent à la Mecque, encore faut-il en payer le coût en monnaie sonnante et trébuchante...

Le 28/05/2022 à 10h59

Tous les chemins mènent à la Mecque, encore faut-il en payer le coût en monnaie sonnante et trébuchante.

Dans l’air du temps, la flambée générale des prix n’a pas épargné les frais exorbitants du pèlerinage fixés par les autorités saoudiennes dont le tourisme religieux est la deuxième source de revenus après le pétrole. 

Prix du package, tout récemment annoncé pour l’année en cours: la modique somme de 63.800 dirhams, argent de poche non inclus. Soit une augmentation de plus de 17.000 dirhams par rapport à la dernière saison.

N’est pas hâjj qui veut!

Déjà que le pouvoir d’achat a été sérieusement malmené par la crise économique liée à la gestion du Covid, que la guerre en Ukraine laisse planer des turbulences sur les marchés financiers, que l’ouverture du Hajj aux pèlerins internationaux est assortie de plusieurs conditions (quota, âge, vaccination…), voilà qu’il faut, pour les heureux élus ayant eu la chance d'avoir été tirés au sort, débourser davantage selon les très prosaïques économie du marché et loi de l’offre et de la demande.

Business et religion sont toujours allés de pair et les maisons de prière investies, de tous temps et sous tous les cieux, par les puissants marchands du temple.

Et l’on en arrive presque à se demander, en dehors de l’ascèse personnelle des uns et des autres, laquelle de ces deux aventures était humainement la plus enrichissante au final: une expédition moderne d’une durée totale n’excédant pas les 25 jours, pour un vol en avion transportant en seulement quelques heures; ou, sur une autre échelle espace-temps, des équipées à pieds ou à dos de chameaux, s’étalant sur plus d’une année, affrontant les aléas climatiques et les coupeurs de route mais stimulant autrement l’imaginaire et le cheminement intérieur par la rencontre de lieux de mémoire, de traditions pittoresques et une foule de gens marquants.

Loin de tout angélisme, le chemin de la Mecque était pavé de dangers et a connu à travers les siècles des périodes particulièrement troubles.

L’histoire retient à ce titre quelques suspensions du pèlerinage le long des siècles en Orient ou en Occident musulmans en raison de guerres, de crises politiques, d’épidémies ou de catastrophes naturelles.

Au XIIe siècle par exemple, dans un contexte marqué par l’insécurité sur les routes entre croisades, pirates des mers et tribus pillardes, certains savants avaient promulgué des Fatwas dispensant les populations d’Andalousie de l’obligation du pèlerinage (soumise déjà aux capacités physiques et matérielles) et privilégiant la guerre sainte, jugée plus méritoire étant placée très haut dans la hiérarchie des devoirs.

C’est le cas du grand juriste cordouan Ibn Ruchd al-Gadd, en réponse à la consultation de l’empereur almoravide et Emir des musulmans Ali ben Youssef ben Tachfine basé à Marrakech dans un contexte de défaite à la bataille de Cutanda contre les Aragonais alliés au duc d’Aquitaine.

Il sera appuyé par d’autres théologiens à l’instar du cadi de Cordoue Abou-Jaâfar ibn Hamdine ou de manière encore plus radicale du théologien malikite et philosophe politique Abou-Bakr Turtushi.

Dans une telle conjoncture, c’est une fière chandelle que nous devons, quelques décennies plus tard, au cheikh mystique et illustre imam Abou-Salih al-Magri pour avoir fait preuve d’une impressionnante mobilisation en faveur du 5e pilier de l’islam par la mise en place d’une institution structurée au lieu des seules entreprises individuelles.

La tradition lui attribue en ce sens la création au Maroc du Rakb al-Hajj et l’organisation de la caravane de pèlerinage aux Lieux Saints à partir de Safi.

C’est dans cette ville qu’Abou-Mohamed Salih ben Insaren Doukkali Magri a vu le jour vers 1153, nommée parfois «Ribât Béni Maguir», témoignant du rang du cheikh et de son institution.

C’est aussi de Safi que le Cortège Salihi prenait le départ avant d’emprunter la direction d’Aghmat, de Sijilmassa, de l’est saharien, puis de là, le chemin du Hijaz.

On imagine dès lors les épatantes capacités organisationnelles mises en place et le large champ d’action englobant d’imposants moyens logistiques et un important dispositif de sécurité pour parer aux aléas du voyage.

Nos tour-opérateurs modernes n’ont qu’à bien se tenir!

Le long de la route, depuis Safi jusqu’à La Mecque, des zaouïas du cheikh furent en effet érigées, jouant le rôle de relais et de fondations pieuses à vocation sociale, assurant la distribution des vivres, des médicaments, des montures, de l’escorte... Sans oublier les parrainages et les dons octroyés aux plus défavorisés.

Parmi ces lieux, citons la fondation se trouvant à Alexandrie qui resta en fonction jusqu’en 1663, selon le professeur Mohamed Menouni.

Encore aujourd’hui, le nom du cheikh Al-Magri survit en tant que tel avec Borj Mohamed el-Majiri, à Sfax en Tunisie.

A la mort du cheikh Abou-Salih en 1251, il fut inhumé dans son ribat qui jouit toujours d’une grande renommée à Safi, donnant son nom au principal quartier de la ville, même s’il a connu un épisode de destruction durant l’occupation portugaise au début du XVIe siècle.

Le cortège Salihi n’en garda pas moins toute sa vitalité, perpétué fidèlement par les disciples et les descendants du cheikh.

Lors de sa visite à Safi, l’historien Ibn Qunfud al-Qosantini témoigne de cela dans son ouvrage «Uns al-faqîr», où il relate le grand prestige acquis par les descendants du cheikh Abou-Salih auprès des rois mérinides, tels que le sultan Abou al-Hassan ou son fils Abou-Inane, ainsi que la mission du petit-fils du fondateur dans la direction des pèlerins vers les Lieux Saints.

Il en est de même pour Lissan-Eddine Ibn al-Khatib qui évoque dans son «Nufâdat al-Jirâb» l’accueil reçu à Safi par le descendant du cheikh et la mission de celui-ci en tant que de chef de la caravane de pèlerinage.

Ce convoi partant de Safi, «Cité de la mer environnante», resta en usage au Maroc jusqu’à son remplacement par le Rakb Fassi sous le règne du sultan mérinide Abou-Youssef Yaâqoub.

Une autre voie terrestre fut ainsi adoptée, partant de Fès, capitale mérinide, en direction de Tlemcen, avant de cheminer vers La Mecque.

On imagine ce que devait représenter alors cette fabuleuse caravane, ressemblant à s’y méprendre à une ville en mouvement, pouvant comprendre 20.000 personnes, jointes à l’expédition, au fur et à mesure de sa progression.

Que de chemin parcouru depuis et que de mutations radicales; tandis que dans ce tourbillon de contingences, le rite du pèlerinage reste quant à lui immuable, conformément au rite d’Abraham.

Par Mouna Hachim
Le 28/05/2022 à 10h59