Mémoire des déportés marocains d’Algérie: écrire l’abominable…

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ChroniqueLe traumatisme fut longtemps vécu dans le déni par les victimes elles-mêmes avant que la parole n’émerge en puissance et que la société civile et la littérature ne s’en saisissent, dans une volonté de faire connaître l’ampleur de cette tragédie et d’interpeler la mémoire.

Le 11/06/2022 à 10h59

En 2014, Mohammed Cherfaoui, ingénieur de formation, publiait «La marche noire: Expulsion des Marocains d’Algérie en 1975», traduit récemment en langue arabe.

Comme son nom l’indique, il retrace de l’intérieur la déchirure vécue par ces dizaines de milliers de Marocains déportés dans un laps de temps très court d’Algérie où ils sont nés pour une grande partie d’entre eux et où ils ont vécu en toute légalité, parfois pendant quelques générations; lui-même s’étant retrouvé à l’âge de 20 ans, expulsé manu militari du territoire algérien qui l’a vu naître.

Les fourgons verts et blancs des sbires du régime de Houari Boumédiène, affairés à rafler à tout va, donnent lieu en 2017 à la métaphore de «Fourmis prédatrices, ou l’itinéraire d’un expulsé d’Algérie».

C’est le titre d’un autre livre-témoignage, signé par Fatiha Saidi et Mohamed Moulay en 2017, levant le voile plus globalement sur les vies de toutes ces personnes violemment bouleversées, dont des rescapées de la guerre de libération en Algérie à laquelle elles ont pris part, déportées vers la frontière en moins de 48 heures, dans des conditions inacceptables, laissant derrière elles leurs biens spoliés, des titres de propriétés et des papiers administratifs confisqués, un pays qu’ils ont chéris, et plus tragiquement encore, des membres de leur famille, avec pour cas poignants, les couples mixtes séparés, de même que les fruits de leur union.

Une impossible reconstruction.

Des plaies béantes et un traumatisme indélébile affrontés longtemps par le déni et par un processus d’occultation et de refoulement par les victimes elles-mêmes avant que la parole n’émerge en puissance et que la société civile et la littérature ne s’en saisissent dans une volonté de faire connaître l’ampleur de cette tragédie et d’interpeler la mémoire.

«Combien étaient-elles?», s’interroge la sénatrice Fatiha Saidi. «Des milliers certes, mais les chiffres restent occultés: 20.000? 45.000? 80.000? 300.000? Plus? Moins? Peu importe au demeurant. Peu importe, car la tragédie n’est pas statistique, son amplitude n’est pas chiffrable.»

Sur un plan strictement littéraire, il ne s’agit pas vraiment de revenir en détail sur le contexte politique de ce drame qui est une réponse fielleuse et cruelle du régime algérien au succès de la Marche Verte.

Ce n’est même pas un réquisitoire juridique relatif à la nature de ce transfert forcé et massif des populations qui enfreint le droit international humanitaire, viole un ensemble de principes universels fondamentaux, voire même la législation algérienne.

Loin de toute construction politique ou idéologique, loin même des discours victimaires, il s’agit tout simplement de dépeindre la condition humaine des victimes de la haine et de l’arbitraire, chassées sans préavis et sans motif légal, durant la période de célébration des festivités de l’Aïd el-Kebir, puis l’accueil improvisé au Maroc, la nouvelle vie qui recommence bon gré mal gré…

En somme: une archéologie de la mémoire et une réappropriation d’un moment crucial dans un puissant exercice de résilience.

Et alors que de l’autre côté de la frontière, certains minimisent encore les faits ou détournent les regards de la figure effroyable de la Gorgone, il est significatif de considérer une production littéraire comme celle du politologue et écrivain algérien Mansour Kedidir.

Essayiste et romancier, auteur de plusieurs ouvrages, il a choisi le registre romanesque pour raconter cet épisode des plus réels dans sa dernière publication, parue à Casablanca, aux éditions de La Croisée des chemins, présenté aujourd’hui au salon du livre à Rabat en son absence.

Dans la «Rafle au Couchant», le ton est donné dès la 4e page de couverture. On s’interroge ainsi avec le narrateur au sujet de Boumédiène: «comment pouvait-il admettre qu’un homme de cette stature, qui avait accompli de hauts faits d’armes à partir de la base d’Oujda, s’était engagé à côté de ses frères marocains pour la libération du Maghreb? Qui pouvait croire qu’un homme qui haranguait des foules, distribuait des terres aux petits fellahs, nationalisait des exploitations pétrolières et minières appartenant aux compagnies multinationales et défendant dans les tribunes tiers-mondistes les droits des peuples opprimés ait pu mettre les pieds dans une boue putride? Quelle dignité lui resterait-il après avoir ordonné la déportation de milliers de pauvres gens, sous le fallacieux motif qu’ils seraient d’origine marocaine, alors que dans leur totalité, ils avaient ouvert les yeux en Algérie…».

Question dignité, Mansour Kedidir écrit par ailleurs, de manière plus générale, qu’à travers une rétrospective de la pensée sur la dignité, «les poètes, les artistes et les philosophes, avaient été plus sensibles au déchirement de l’homme, bien avant que les politiciens et les juristes ne l’investissent et l’enserrent dans un ensemble normatif».

Car au-delà de la transmission d’informations, de l’analyse minutieuse des faits ou de l’inventaire de l’horreur, le pouvoir d’évocation prend une autre dimension avec le recours à l’écrit romanesque.

Face aux enjeux sombres de la réalité et à la violence de l’histoire, il reste en effet la magie de la littérature pour s’adresser directement au cœur et à l’âme et derrière les douloureuses pages, dire le non-dit et imaginer l’inimaginable.

Par Mouna Hachim
Le 11/06/2022 à 10h59