C’était la plus grande bibliothèque royale, probablement dans toute l’histoire marocaine. Elle englobait des dizaines de milliers de manuscrits en arabe, en latin, en grec, en persan, en hébreu...
Toutes les disciplines y étaient embrassées: théologie, jurisprudence, médecine, philosophie, littérature, histoire, géométrie, astronomie...
Si la valeur de ses livres se nichait dans leur contenu, cela ne minimise pas l'art avec lequel certains avaient été calligraphiés et enluminés. Des trésors transcrits en lettres d’or sur un fond lapis-lazuli, enjolivés de leurs ornementations en or et en pierres précieuses, en nacre ou en ivoire, sur des papiers en vélin bordés de soie damassée.
Toute cette bibliothèque est perdue depuis pour le Maroc, à part des copies complètes de 1939 manuscrits, offertes en 2013 par la Bibliothèque du Royal Monastère de San Lorenzo de l’Escorial, lors de la visite officielle du roi d’Espagne.
Mais comment peut-on perdre une bibliothèque? Quelques livres, cela se comprend, mais toute une bibliothèque?!
Difficile de suivre ses tumultueuses pérégrinations sans un retour franc sur les faits politiques et sur les soubresauts de la crise dynastique survenus à la suite de la mort le 19 août 1603 du puissant sultan saâdien, Ahmed al-Mansour Dahbi, victorieux de la bataille des Trois Rois et conquérant du Soudan.
Trois fils du sultan étaient dès lors en conflit: l’aîné, Mohamed Cheikh al-Mamoun dont les vices étaient connus de tous au point que même l’historien officiel du règne, al-Ifrani, que personne ne pouvait suspecter de calomnie, n’avait pas hésité à qualifier de débauché, d’un caractère ignoble.
De la même mère, Jawhar, il y avait Abou-Faris Abd-Allah, nommé représentant de son père à Marrakech et ses provinces.
Quant au troisième frère, c’était Zidane, fils de Aïcha Chbaniya, auparavant khalifa de son père à Tadla puis à Fès.
Les choses étant déjà compliquées par elles-mêmes, elles le furent davantage quand en réaction à la proclamation à Fès de Zidane sans les avoir consultés, les notables de Marrakech nommèrent Abou-Faris.
Ce fut le point de départ d’une atroce guerre civile et d’une série de batailles dont les effets, aussi cruels que l’entrechoquement des armes, parvenaient aux populations, pétrifiées d’horreur, livrées à l'insécurité, à la cherté des denrées et à l'anarchie.
Depuis la mort d’Al-Mansour, et en l’espace de six ans, quatre princes, en six règnes, avaient ainsi défilé avant que Zidane ne l’emporte en cet hiver de l’année 1609, obtenant la proclamation comme sultan légitime à Marrakech.
Ce n’était pas pour autant la fin des frasques princières qui avaient ruiné en peu de temps l’œuvre monumentale du père.
Une, particulièrement, avait secoué le pays tel un violent séisme: Al-Mamoun (au surnom si mal porté de «Loyal») dont les ancêtres avaient hissé la guerre sainte contre les envahisseurs comme devoir suprême, avait, dans son état de totale déroute, cédé Larache aux Espagnols en contrepartie de leur aide contre son frère.
La tempête populaire, loin de s’apaiser, grondait à la mesure de l’humiliation subie.
C’est alors du Sud, terre des miracles et des mirages, depuis la mythique Sijilmassa, que surgit un homme charismatique, dans une insurrection tempétueuse contre le pouvoir.
Dans ce contexte de guerre intestine, d’occupation ibère à Sebta, à Tanger ou à Oran, de sécheresse, de famine, de séditions, de trahisons, voilà cet homme, nommé Ibn Abou-Mahalli, bien vite proclamé à la fois roi, sauveur et Mahdi, littéralement, le Bien-guidé.
Conquérant la vallée du Draâ, il traversa les montagnes de l’Atlas et rentra dans la capitale impériale, comme dans un conte fantasque, chevauchant un gigantesque bouc noir.
La seule alternative pour Zidane était la fuite avec ses proches et ses biens vers Safi où il s’empressa de demander la protection de ses alliés hollandais.
On en arrive enfin à notre bibliothèque impériale ornée de somptueuses enluminures, empilée dans des ballots comme de la vulgaire camelote, pour être passée dans un premier temps, de Marrakech à Safi.
S’il est convenu de l’appeler Zidaniya, il faut toutefois rappeler qu’elle renfermait tout l’héritage d'Al-Mansour dont la tradition rapporte qu’il expédiait de par le monde des coffres pleins d’or retournés avec des charges entières de livres précieux.
Une part de son fond documentaire, il faut le dire aussi, comprenait le butin saisi de la bibliothèque de l'université de Sankoré, transporté à dos de chameau jusqu’au palais d’Al-Mansour depuis Tombouctou.
En plus des livres acquis pendant le règne d’Al-Mansour et ceux hérités de ses prédécesseurs, la bibliothèque de Zidane, s’était également enrichie des livres dérobés à ses frères, de ses livres personnels et bien d’autres venus augmenter le fonds grâce à des copistes, des relieurs et des calligraphes de renom.
Au cours donc de ces combats entre Zidane et les troupes d’Ibn Abi-Mahalli, le Saâdien, défait à Marrakech, s’était enfui à Safi à destination du Souss qu’il devait regagner par voie terrestre dans l’espoir d’y rallier des partisans.
Selon l’opinion la plus accréditée, en cette année 1611, les 200 femmes de sa maison, accompagnées de fidèles serviteurs, devaient quant à elles embarquer sur un vaisseau hollandais; alors que ses richesses et sa garde-robe avaient été confiées à un navire marseillais.
Le sultan affréta ainsi le Notre-Dame de la Garde du capitaine provençal Jean-Philippe Castellane, venu récemment à Safi avec les lettres du roi de France Louis XIII et du duc de Guise.
Parmi ces biens, qui devaient être transportés à bon port à Agadir, se trouvaient la bibliothèque ainsi que la couronne et le sceptre royal.
Dès lors, les versions divergent.
Certaines rapportent qu’une fois arrivé à destination, le capitaine avait refusé de débarquer la marchandise avant le paiement de la somme convenue, d’une valeur de 3.000 ducats.
D’autres tenaient pour certain que le capitaine avait pris directement le large de nuit vers Marseille, depuis Safi, avec la cargaison.
Ce n’était pas la fin des tribulations de la bibliothèque, amenée à bourlinguer davantage depuis qu’elle avait quitté la sécurité du palais.
En pleine mer, des navires de la marine espagnole, dirigés par l’un des chefs de l’armée navale, Pedro de Lara, patrouillant au large de Salé, prirent en chasse le vaisseau, envoyèrent son capitaine et les marins à Cadix, où ils furent condamnés aux galères, et se saisirent de la cargaison.
Réalisant que c’étaient des livres, ils les transportèrent sur ordre de Philippe III à la Bibliothèque du monastère royal de San Lorenzo de l’Escurial.
La colère de Zidane fut telle que les relations avec la France en furent perturbées et la vengeance sur les résidents français sans commune mesure, attrapant quiconque traînait par là pour le jeter aux fers. On évoque là quelque 200 Français mis aux fers.
Il eut beau mander le caïd Ahmed Al-Guezouli en compagnie de quelques serviteurs comme Nasser Carta en vue de réclamer la restitution des biens ou un dédommagement, l’ambassadeur marocain n’obtint pas de sauf-conduit, le roi de France désavoua Castellane taxé d’aventurier, Philippe d’Espagne refusa l’offre de rachat pour 70.000 ducats.
La bibliothèque était perdue.
Quand on a perdu la stabilité de son pays, l’unité avec ses frères, la perte d’une bibliothèque royale monumentale héritée de ses ancêtres, ne pouvait que suivre et compléter la longue liste des désastres de ce qui avait toute l’allure d’ultimes convulsions d’une agonie dynastique.
Durant le règne suivant, les sultans alaouites multiplièrent les missions diplomatiques pour revendiquer ce trésor inestimable qui était venu enrichir le fond de l’Escurial, notamment constitué des ouvrages de musulmans de Cordoue, de Séville ou de Grenade, ouvrages quoique victimes, pour une petite partie d’entre eux, d’un violent incendie en 1671.
Parmi ces multiples tentatives, celle du sultan Moulay Ismaïl. Ayant repris en 1689 Larache de la poigne espagnole et fait prisonniers 1.800 personnes, il avait proposé leur échange contre 500 captifs musulmans et 5.000 manuscrits de l’Escurial.
Afin de mener à bien l’opération, l’ambassadeur al-Ghassani entreprit le déplacement, laissant une précieuse relation de voyage, dite au Maroc «Rihlat al-Wazîr fî iftikâk al-assîr» («Récit de la libération des captifs par le Vizir»), plus connue en Espagne sous le titre «Viaje a España de un embajador marroquí enviado por Muley Ismael a Carlos II».
Si l’émissaire royal ne put récupérer les livres au prétexte qu’ils avaient tous été décimés par le feu, ordre fut donné de les remplacer par 500 autres prisonniers.
Une consolation cependant: là où ils étaient, les livres jouissaient assurément d’une solide protection.