La réalpolitique du Maroc au temps des Saadiens

L’Afrique réelle

ChroniqueIl s’agissait d’un total retournement d’alliance, le Maroc entrant, en cas de victoire de Moulay Abd-el-Malek, dans la sphère d’influence ottomane pour devenir une sorte de protectorat.

Le 06/04/2021 à 11h00

Durant les trois années de son règne, le sultan Mohammed Ech-Cheikh (1554-1557) lutta pour sauvegarder l'indépendance du Maroc face aux tentatives de conquête des Ottomans. Héros de la guerre menée contre les Portugais auxquels, à l’exception de Mazagan, il avait repris les possessions sur le littoral marocain, les évènements firent qu’il se retrouva ensuite paradoxalement allié au roi d'Espagne, champion de la Chrétienté, contre l’empire ottoman, la principale puissance musulmane de l'époque.

Le danger était alors grand car, installés à l’est de la Moulouya, les Turcs avaient décidé de conquérir le Maroc et, pour leur résister, un accord militaire fut alors conclu avec le comte d'Alcaudete, gouverneur espagnol d'Oran.

Pour de ne pas avoir à combattre sur deux fronts à la fois, les Ottomans décidèrent de commencer par prendre Oran. Les combats furent extrêmement violents, mais une flotte chrétienne ayant pénétré dans le Bosphore, les navires turcs qui assiégeaient Oran furent rappelés d'urgence en Méditerranée orientale. La garnison espagnole d’Oran fut alors sauvée. Sur terre, les troupes marocaines s’étaient portées en avant des Turcs et elles avaient attaqué leur place-forte de Tlemcen. Les faubourgs de la ville furent pris, mais Mohammed Ech-Cheikh ne réussit pas à s'emparer de la citadelle.

L'équilibre des forces semblait avoir été trouvé quand Hassan Corso, nommé gouverneur turc d'Alger, décida de faire assassiner Mohammed Ech-Cheikh. Pour cela, il envoya à ce dernier un de ses officiers qui se fit passer pour déserteur et qui, avec quelques dizaines d’hommes, vint se mettre au service du sultan. Un peu plus tard, lors d'une expédition, Mohammed Ech-Cheikh se trouva isolé de sa garde et les Turcs l’assassinèrent, puis le décapitèrent. Ses assassins parvinrent à regagner Alger d’où sa tête fut envoyée en Turquie.

Profitant de la situation, Hassan Corso marcha alors sur Fès et une bataille indécise eut lieu, quand le comte d'Alcaudete sauva la situation en avançant vers Tlemcen, obligeant ainsi l'armée turque à faire demi-tour afin d’éviter d’être prise à revers.

Mohammed Ech-Cheikh assassiné, son fils Moulay Abdallah el-Ghalib (1557-1574) lui succéda et poursuivit sa politique d'indépendance face aux menaces turques. Il mourut en 1574 et le règne de son successeur, Mohammed el-Moutaouakil dit «el-Mesloukh» (1574-1576), fut particulièrement dramatique.

La tradition successorale saadienne voulait que tous les frères du sultan décédé lui succèdent sur le trône avant que n'y monte le premier neveu. Le successeur de Moulay Abdallah el-Ghalib aurait donc dû être son frère Moulay Abd-el-Malek. Or, Moulay Abdallah el-Ghalib avait, de son vivant, désigné Mohammed el-Moutaouakil, l'aîné de ses fils comme l'héritier du royaume. Moulay Abd-el-Malek et son neveu Mohammed el Moutaouakil étaient donc rivaux. De plus, dix-sept ans auparavant, en 1557, après la mort du sultan Mohammed Ech-Cheikh, Moulay Abd-el-Malek avait pris le parti des Ottomans, avant d’entrer dans leur armée et de participer à leurs campagnes militaires.

Or, en 1574, quand le sultan Moulay Abdallah el-Ghalib mourut, Moulay Abd-el-Malek était à Alger, au service de l’empire ottoman, et il décida d'entreprendre la conquête du Maroc dont il estimait être le souverain légitime.

Le sultan ottoman vit immédiatement l’opportunité de la situation et, en échange de la promesse d'un versement de 500 000 onces d'or après la victoire, de la conclusion d'une alliance militaire contre l'Espagne, ainsi que de la remise du port de Larache, il s’engagea à le soutenir. Il s’agissait donc d’un total retournement d’alliance, le Maroc entrant, en cas de victoire de Moulay Abd-el-Malek, dans la sphère d’influence ottomane pour devenir une sorte de protectorat.

Au début du mois de janvier 1576, Moulay Abd-el-Malek était à la tête d’une forte armée turque commandée par Ramdan Pacha, et qui était notamment composée de 6 000 arquebusiers et de 8 000 cavaliers. La Moulouya franchie, le choc eut lieu à la mi-mars 1576 dans la région de Fès. Le sort des armes pencha du côté des Turcs après que les 2 000 hommes du contingent andalou furent passés du camp de Mohammed el-Moutaouakil à celui de Moulay Abd-el-Malek.

Vers la fin juin ou au début du mois de juillet 1576, au sud de Rabat, un second combat eut lieu entre les deux Saadiens. De nouveau vaincu, Mohammed el-Moutaouakil se réfugia en Espagne où il demanda l'aide du roi Philippe II qui ne voulut pas s’impliquer dans la querelle dynastique marocaine. D’autant plus que Moulay Abd-el-Malek avait compris qu’un rapprochement avec l’Espagne était nécessaire afin que le Maroc échappe au protectorat ottoman.

Le sultan déchu se tourna alors vers Lisbonne où le roi Dom Sébastien rêvait de reprendre pied au Maroc. Aussi, quand Mohammed el-Moutaouakil vint lui offrir des ports marocains en échange de son aide militaire, le jeune et impétueux souverain pensa qu'il tenait là l'occasion de venger l'échec portugais des années 1540. Une folie politique qui se terminera le 4 août 1578 à Al Ksar el Kebir, à la bataille de l’Oued al-Makhzen, dite «bataille des Trois Rois».

Par Bernard Lugan
Le 06/04/2021 à 11h00