Un hommage aux grands-mères et aux mères: ces héroïnes de l’ombre!

Famille Naamane

ChroniqueJadda, la’ziza, lalla, mouilalla, moui, mouima, dda, hanna, hannou, nanna, yaya, ymma, moui laghzal… Que de termes, en arabe dialectal ou en amazigh, pour nommer, affectueusement, la grand-mère, douce créature, débordante d’affection, qui a marqué l’enfance d’un bon nombre d’entre nous.

Le 19/08/2022 à 11h09

Sans revenus, elles n’ont que de tendres mots, l’amour et des plats mijotés avec passion pour lakbida lamâaouda (l’amour maternel renouvelé). J’ai vu des grands-mères puiser dans leur trésor pour offrir de l’argent aux petits-enfants.

Sous leurs yeux émerveillés, elles ouvraient leur coffre jalousement gardé, ou razma (takmissa, baluchon), ou mettaient leur main dans leur soutien-gorge dont elle faisait leur coffre-fort. J’ai vu des femmes ouvrir un nœud dans un coin de leur foulard qui couvre leurs cheveux, pour en sortir des pièces d’argent.

La mère! Moui, ymma, mma ou sa version moderne, la plus courante aujourd’hui, mama. Des mots que l’on prononce avec affection. Mais avez-vous remarqué qu’une fois adulte, il nous est difficile de parler de ces douces créatures en les nommant ainsi? Dire moui ou mama dans un contexte autre que familial, dévalorise, infantilise, surtout si vous êtes un homme. On se moque de vous. On dit eloualida ou al oum diali (ma mère)! Un homme qui dit mama ou moui dévalorise sa virilité! Bizarre! Moi-même qui vous en parle, je n’ose pas dire mama dans une émission radio ou télé! Pareil pour le père. L’adulte ne dit pas bba ou baba, mais el oualid ou el hadj!

Grands-mères et mères, de véritables artisanes de l’évolution de la société, en toute discrétion. La majorité d’entre elles sont analphabètes, mariées à l’adolescence. Elles ont trimé, en silence, pour leur famille et leur belle-famille, avec comme valeur sbère (endurance): supporter toute maltraitance, pression, contrariété, souffrance physique et psychologique, sans se plaindre, sans gémir.

Notre société a subi des transformations énormes depuis l’indépendance (1956). Traditionnelle, conservatrice, elle s’est précipitée dans la modernité en conservant ce qu’elle a de plus précieux dans sa culture, profondément enracinée dans son histoire prestigieuse qui fait son exception.

La condition des femmes a été métamorphosée grâce au militantisme des acteurs politiques et sociaux. Mais on oublie la contribution précieuse des grands-mères et des mères.

Les hommes font les lois et les femmes les traditions, dit-on. Dorénavant, les lois sont faites aussi par les femmes. Nos grands-mères et nos mères ont défait et refait différemment les traditions. Elles ont percé de grandes brèches dans le cercle vicieux dans lequel les femmes étaient emprisonnées depuis des siècles.

Victimes d’un modèle où le sort des femmes était tracé à l’avance, avec une seule voie, celle du mariage, elles ont milité tacitement pour ouvrir d’autres voies à leurs petites-filles et leurs filles. Les voies l’émancipation, de l’autonomie, de l’estime de soi…

Incapables de se révolter ouvertement contre un système oppressant, elles se sont projetées dans leurs petites-filles et leurs filles pour les préparer à une vie meilleure.

Certaines, privilégiées, ont bénéficié de quelques années d’études. La majorité en a été privée. Elles se sont investies intensément pour que les petites filles soient scolarisées.

Même au fin fond de la campagne, elles condamnent leur analphabétisme dans des termes dégradants: «étudie ma fille, sinon tu seras hmara (ânesse) comme moi». «Tu resteras aveugle toute ta vie!»

Elles pouvaient ruser. Une tante à ma mère... Non, une tante à mama, faisait réciter les leçons à ses enfants. A 14 ans, sa fille a découvert que sa mère était analphabète!

Elles ont compris que la scolarité est le salut des femmes. Rurales et démunies, elles ont lutté et continuent pour maintenir les filles dans les écoles. Elles travaillent comme ouvrières agricoles dans des conditions pénibles, de l’aube au coucher du soleil. Citadines, elles sont femmes de ménage, ouvrières, vendeuses ambulantes, sans protection sociale. Elles protègent les filles des mariages précoces.

Elles leurs recommandent d’étudier pour gagner de l’argent, pour leur dignité: «sinon, tu passeras ta vie à mendier ton mari même pour aller au hammam». «Un matin, il te le donne avec un sourire, un autre, il te le jette avec mépris.» «En gagnant de l’argent, tu as des épaules solides. Ton mari te respecte.»

Elles ont provoqué une rupture avec l’ancien modèle de la relation époux-épouse. Partout, y compris dans les campagnes les plus enclavées, de vieilles femmes conseillent les jeunes de limiter leurs grossesses: «ne fais pas comme moi. Regarde dans quel état m’ont mises les grossesses». «Ne fais que deux enfants pour bien les scolariser.» «Chaque grossesse détruit un pan de ta santé et te fais vieillir. Ton mari ira voir des femmes plus fraîches que toi.»

Les conseils peuvent être plus virulents: «ne baisse jamais ta tête face à ton mari et à sa famille, sinon tu seras leur esclave, comme moi». 

Les nanties qui ont eu les moyens d’éduquer leurs filles ont du mérite, certes, mais les plus démunies, les analphabètes, les rurales, en ont bien plus. Mais toutes ont contribué à l’amélioration de la condition féminine, même en ne travaillant pas, sans être membres d’associations ou de partis politiques. Elles ont ouvert une autre voie à leurs petites-filles et leurs filles, les protégeant des abus dont elles ont-elles-mêmes été victimes.

Que celles qui nous ont quittés reposent éternellement en paix. Longue vie à celles qui sont toujours parmi nous. 

Par Soumaya Naamane Guessous
Le 19/08/2022 à 11h09