Lors de la préparation du thé, véritable cérémonie, on casse el kaleb avec un petit marteau en argent, en métal argenté ou en cuivre, ou avec le fond épais du fameux verre à thé, kasse hayati (le verre de ma vie). A l’endroit où le fond du verre frappe, il se forme une boule de sucre glacé, appelée el mokhe, qu’on offre aux enfants comme friandise. El mokhe signifie la cervelle, mais ici on parle de la meilleure partie de l’os, la moelle, appelée aussi el mokhe.
El kaleb était offert dans les cérémonies, tristes ou heureuses, à l’unité ou dans un sac de jute contenant 32 pièces. Le kaleb était enroulé dans un papier blanc, et recouvert d’un autre papier bleu, el kaghite lazrake. Ces deux feuilles de papier ont été précieux, car le papier était rare. Le fqih écrivait ses hjabe (talismans) sur le papier blanc. Le papier bleu était roulé et brûlé. Les adolescents s’amusaient à le fumer comme une cigarette. Combustible, il aidait à allumer le feu de cuisson à base de bois. Ce papier bleu servait aussi de couverture aux livres et aux cahiers des écoliers.
Le papier bleu guérissait de la migraine: on le roulait, le brûlait et inhalait sa fumée. On le roulait avec du thym ou fliou (de la menthe pouliot), pour le fumer comme une cigarette, pour guérir le rhume, les problèmes respiratoires et les maux de dents. On en faisait du bkhor (de la fumigation) pour calmer les enfants atteint de ajja3ra (la rage). Les enfants perturbés, hyperactifs, ayant du mal à dormir, pouvaient être atteints de ajja3ra, due, croyait-on, au mauvais œil ou à la sorcellerie.
On introduisait une petite boule de papier enduite de savon de marseille dans l’anus de l’enfant constipé.
El kaleb était entouré d’une fine ficelle qui a servi de ftila (mèche) pour les lampes à pétrole qui éclairaient les foyers. Cette ficelle était aussi un moyen contraceptif: on y fait 99 nœuds et la femme se nouait le ventre avec, pour ta3gade lwalda ("nouer" son utérus).
On en humectait un petit bout avec de la salive et on le collait sur les boutons du visage. El kaghite labyade (le papier blanc) et lazrake (bleu) servaient à emballer divers articles et aliments. Les bouchers emballaient la viande dans le papier blanc, puisque les sachets en plastique n’existaient pas.
El kaleb d’assoukkar a été fabriqué à Venise au quinzième siècle, et fut appelé "cône de Venise". La consommation intensive de sucre par les Marocains date de la fin du dix-neuvième siècle, avec l'exportation au Maroc de thé vert par les Anglais. Le thé se boit très sucré.
Mais il faut aussi savoir que le Maroc a été producteur et exportateur de sucre dès le neuvième siècle.
La fabrication artisanale de sucre aurait débuté en Inde, six siècles avant J.-C.
Le sucre, en sanscrit, c'est sarkara; as-soukkar en arabe.
Au septième siècle, les Arabes envahirent l’Asie et en ramenèrent la canne à sucre, jusqu’en Egypte et en Syrie. Ils apprirent des Perses l’art de fabriquer du sucre solide. Avec l’expansion de l’Islam, la canne à sucre arriva en Afrique du Nord et au sud de l’Espagne, par les conquérants arabes, qui installèrent les premières plantations et raffineries et développèrent les techniques de l’extraction du sucre de canne.
Au Maroc, au neuvième siècle, on produisit du sucre dans les régions du Souss et de Chichaoua (El Dinaari, Kitab annabat, neuvième siècle). Plus tard, d’autres sucreries furent implantées à Sidi Chiker et à Essaouira el Qedima, dont les ruines subsistent aujourd’hui encore, mais sans être valorisées en tant que prestigieux patrimoine.
Ibn Khaldun (quatorzième siècle) évoquant de l'oued Souss, écrivit que "les bords de cette rivière sont couverts d’une suite ininterrompue de champs où l’on cultive les céréales et la canne à sucre".
Au seizième siècle, Ibn Zenbel, dans Tohfat el moulouk, parla des sucreries de la région de Taroudant: "c’est dans cette région que provient le sucre exporté dans tout le Maghreb, à Ifrikiya, en Espagne, dans le pays des Roums, de Kachtéala et des Francs… ".
Toujours au seizième siècle, Léon l’Africain, dit du Souss qu'"il y pousse une grande quantité de canne à sucre… De nombreux marchands de Fez, de Marrakech et du 'pays des Nègres' (sic) viennent acheter du sucre à Tiyout", à 20 km de Taroudant.
La production était d'ailleurs si abondante que le sultan Mansour Eddahbi, en ce seizième siècle, construisit son palais avec du marbre importé d’Italie, payé en sucre, au poids du marbre (El Oufrani, Nozhet el Hadi). D'ailleurs, en ce siècle-là, les Anglais achetaient leur sucre au Maroc (J. Caillé, Revue africaine, 1940).
C’est cinq siècles plus tôt, vers le onzième siècle, que l’Occident découvrit le sucre de canne. Les Arabes et les Amazighs du Maroc avaient transmis leur savoir aux Espagnols, qui le diffusèrent en Europe.
En 1492, Christophe Colomb découvrit l’Amérique. Les plantations de canne à sucre s’y développèrent. Il fallut de la main d’œuvre. Ce fut alors le début d’un drame humain, le commerce triangulaire: les bateaux partaient d’Afrique chargés d'esclaves noirs, troqués contre des produits en Europe, puis en Amérique... Contre, notamment, du sucre.
Au dix-huitième siècle, l’allemand Marggraf développa l’extraction du sucre de la betterave sucrière. Et au début du dix-neuvième siècle, les Anglais bloquent la route maritime dans l'océan Atlantique. Le sucre d’Amérique vint alors à manquer en Europe. Napoléon fit donc cultiver la betterave en France.
L’importation de sucre de canne d’Amérique à l’Europe reprit ensuite, mais les sucreries européennes à base de betteraves à sucre continuèrent leur production. Le sucre tiré de cette betterave représente aujourd’hui 22 % de la production mondiale sucrière.
Au Maroc, l’industrie du sucre prospéra sept siècles durant (du neuvième au seizième siècle). Son déclin fut dû à la découverte de l’Amérique et à la main-d’œuvre issue de l'esclavage. Aujourd’hui, le Groupe marocain Cosumar produit du sucre de canne et de betterave. Mais près de la moitié de nos besoins est importée.
La moyenne mondiale de la consommation de sucre est de 20 kg par personne. Les Marocains, eux, en consomment 35 kg par an et par habitant! Mais, désormais, en poudre et en morceaux... Adieu, el kaleb et merci pour tes précieux services!