La légalisation du kif est logique. Bien sûr, les plus malins vont relativiser en expliquant que cette légalisation ne concerne que le volet «thérapeutique» de la plante et que c’est une manière, surtout, de gagner la paix sociale au Rif. D’accord. Mais il n’y a pas que cela. Le kif n’est pas une lubie, un caprice, quelque chose qui vient de nous tomber sur la tête.
Ce n’est pas seulement une histoire rifaine mais marocaine, et ancienne, très ancienne. C’est une histoire qui est vieille, non pas de quelques années, mais de quelques siècles s’il vous plait. On peut même dire que le kif incarne parfaitement la formule «tradition et modernité», qui trouve ici un emploi à sa juste mesure. Enfin!
Qu’on l’utilise pour ses vertus thérapeutiques, ou pour d’autres vertus (il n’en manque pas, hein), le kif est d’abord une réalité industrielle puisque le royaume est l’un des premiers producteurs/exportateurs des dérivés de la plante dans le monde. Cette industrie florissante est donc clandestine, vous imaginez ce que cela veut dire?
En gros, et sans parler de l’hypocrisie sociale, cela veut dire que le produit de cette vache à lait va à quelques poches, et pas à d’autres. Cela veut dire aussi que ceux qui vont au charbon et travaillent la terre ne récoltent que des miettes et sont constamment harcelés ou arrêtés, que les dealers et les trafiquants se remplissent les poches. Et que, au bout du compte, l’Etat, et du fait qu’il ferme les yeux, ne récolte rien et ne redistribue rien.
A côté de tout cela, et qui représente déjà beaucoup, le kif est aussi une réalité sociale, c'est-à-dire quelque chose qui fait partie des mœurs, qui a ses codes. Et depuis des siècles, s’il vous plait!
Contrairement à une idée répandue, ce n’est pas le Protectorat franco-espagnol qui a introduit la culture du kif «pour abrutir les Marocains». Mais alors pas du tout. Les Marocains ont découvert les «vertus» de la plante tout seuls, chez eux, dès le Moyen-Age.
A l’époque de la dynastie saâdienne, dans le XVIe siècle, la culture du kif dans le Rif était déjà une réalité bien établie. Plus tard, dans le XIXe siècle, c’est même l’Etat, en la personne du sultan Hassan 1er, qui a repris l’affaire en main. Toujours autour de Ketama, fief de cette plante pas comme les autres.
Le kif et ses dérivés, avec leurs vertus thérapeutiques ou récréatives, étaient destinés au marché local et régional. Cette culture spéciale obéissait à des codes spéciaux, à la frontière du licite/illicite. La plante n’était pas uniquement cultivée dans le Rif mais aussi dans le Haouz, autour de Marrakech, et dans le Gharb. Entre autres.
Nos grand-pères en consommaient, même les plus pieux d’entre eux, mais ils le faisaient peut-être en cachette. On ne va donc pas leur en vouloir. Ce qui est certain, c’est qu’ils aimaient cette plante, à laquelle ils trouvaient bien des vertus thérapeutiques. Et d’autres vertus, bien entendu. Et tout le monde s’en accommodait.
La dimension transgressive n’est apparue que plus tard, au début du XXème siècle, avec l’arrivée des «protecteurs» français et espagnol. C’est là que le kif est devenu un «kiff» international, un produit exportable, capable d’aimanter le marché européen, et c’est là que la culture de cette plante tellement spéciale est devenue une industrie, c'est-à-dire un produit manufacturé, soumis à des normes strictes. C’est là aussi que le kif a définitivement basculé dans la clandestinité.
Il y a tant à dire sur l’histoire de ce «kiff», que le Maroc a appris à consommer et surtout à exporter avant même l’apparition du phosphate. Le kif et ses dérivés, c’est notre histoire et, si, si, notre patrimoine!
Assumons-le et, mieux encore, tirons-en profit et faisons en sorte que le maximum de Marocains en tirent profit. Pour ses vertus thérapeutiques, récréatives ou industrielles, c’est comme vous voulez.
C’est logique, rien d'autre.