Abderraouf, merci!

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ChroniqueHommage décalé au génial Abderrahim Tounsi, dit Abderraouf, qui nous a tant fait rire. Et pas que!

Le 07/01/2023 à 08h59

On disait qu’il était Tunisien, orphelin, résistant, né dans les quartiers populaires de Casablanca. On disait aussi qu'il conduisait une berline française. Et puis quoi d’autre?

Au fil du temps, on m’a tellement raconté de demi-informations et de choses invérifiables, que cela rentrait d'une oreille et ressortait de l'autre. RAS.

Un jour, dans une station-service, dans une autre vie, l'un des adultes qui accompagnaient le gamin que j’étais, m'a tiré de ma torpeur pour me dire: «Regarde bien ce type au complet gris, c'est ton Abderraouf!».

Il faisait froid et le bonhomme portait une écharpe nouée autour du cou. Je me suis approché pour vérifier. Voyons, on commence par la voix. Je tends l'oreille, le type parle d'un ton neutre, posé, rien à voir avec la logorrhée trébuchante de Abderraouf. Il parle sans gesticuler, ni sautiller comme un maniaque en phase aiguë. Sans oublier qu'il est bien habillé, façon moderne, «roumi», sans le saroual, le tarbouche, le «qamiss», les mimiques. 

Donc ce n'est pas lui, impossible. Ce n'est pas Abderraouf mais son employeur, son patron, peut-être son double après tout. Il lui ressemble sur certains points. Gros sourcils en pagaille et paupière à moitié éteinte…

Je n’ai jamais cherché à rencontrer Abderrahim Tounsi, alias Abderraouf. Quand on aime quelqu’un, on le laisse en paix. Pourquoi aller plus loin?

Il m’est arrivé de lire certains de ses projets pour le cinéma et surtout pour la télévision. J’étais dans des commissions. Je lisais, je donnais mon point de vue et je discutais avec les autres «juges». Abderraouf? Un mec génial, mais passé de mode, c’est ce que disait la majorité. Et c’est comme ça en démocratie, la majorité peut se transformer en poids-lourd qui écrase l’audace et réduit au silence la petite voix intérieure qui sommeille en chacun de nous.

Abderraouf? Magnifique, super, mais on verra plus tard. Attendons le bon projet, restons sur nos bons souvenirs.

Comme Abderraouf, ou l’idée qu’on se fait de lui, le chroniqueur à la petite semaine est aussi un genre d'amuseur public. Il aligne les mots en espérant que cela finira bien par faire mouche. Parfois, il arrive à dire des choses.

En réfléchissant à la disparition de Abderraouf, et à ce mélange d’émotions troubles et complexes dans lequel j’étais plongé, je passais devant un guichet automatique bancaire. Il y avait foule et, devant le GAB, une mère de famille prenait tout son temps pour vérifier encore et encore sa carte. Elle était agitée et répétait les mêmes gestes, d’une manière théâtrale. Quand elle a fini son curieux manège, elle a esquissé un pas de danseuse, tout à fait inattendu, avant de s’en aller. Elle venait de mettre le GAB hors-service!

Tout le monde était ébahi, moi le premier. La mère de famille a continué sa démonstration, toujours en pas de danse, s’en prenant cette fois à un horodateur. En un claquement de doigts, elle l’a mis sur le tapis. Hors-service!

Pendant que les badauds s’attroupaient autour de la dame pour l’empêcher de commettre d’autres impairs, je n’ai pas pu m’empêcher de trouver son geste drôle. Mais féroce. Comme Charlie Chaplin dans «Les Temps modernes», quand le conditionnement lui fait péter un câble, et qu’il met toutes les machines de l’entreprise qui l’emploie hors-service. En multipliant les pas de danse!

Ce n’est pas seulement drôle. C’est méchant. On rit jaune. On apprend à réfléchir.

Abderraouf aussi était comme ça. Derrière ses pleurs hystériques et ses manières de clown, il y avait toujours quelque chose qui installait le doute et vous poussait à réfléchir.

Je me suis même demandé: qu’aurait fait Abderraouf à la place de la mère de famille de tout à l’heure? Peut-être qu’il aurait transformé le GAB et l’horodateur en machine à sous. Ou en distributeur de café et de sandwich pour les ouvriers du coin, faisant ainsi le bonheur de tout le quartier. Avant d’inviter le premier policier qui passe à l’arrêter!

Drôle mais utile.

Par Karim Boukhari
Le 07/01/2023 à 08h59