Et puis non, finalement, ce n'est pas si nouveau: cela nous vient des Français eux-mêmes. Lesquels, au début du siècle dernier, avaient expédié la problématique -car c'en est une, comme nous verrons plus loin-, à leur façon, c'est-à-dire expéditive et pratique (pour eux). "ULÉMA ou OULÉMA n.m. (ar. 'ulamâ, pl. de 'alim, érudit). Docteur de la Loi musulmane, juriste et théologien".
Petit, j'avais demandé, un jour, à mon père, la différence entre un "fqih" et un "'alem". Mon paternel -un gradé de l'administration r'batie, doté, comme il était de mise pour quelqu'un de sa condition, en ces années soixante-dix, d'une solide culture générale-, m'avait répondu, en substance: un fqih est quelqu'un qui connaît par cœur ses soixante hizbs, quelques bribes de hadiths plus ou moins bien digérés, et les rudiments du chra' (on ne disait pas encore "la chariâa"); un 'alem, en revanche, est un lauréat de la Qaraouiyyin, ayant fait de longues études théologiques, connaissant les différents "madahib" de l'islam (al Fikr al islami et 'ilm al Kalam), maîtrisant parfaitement la langue arabe, son "adab" (sa poésie et sa prose), et ayant de sérieuses connaissances en histoire. Et de me citer, en exemple, un Mokhtar Soussi et un Allal El Fassi. Sachant que, pour le progressiste Usfpéiste qu'il était, le leader istiqlalien était loin, très loin, d'être un maître à penser pour lui, le lecteur assidu de Abdallah Laroui, de Germain Ayache et autre Paul Pascon. Disons qu'il avait une certaine considération pour cette forme de savoir -qui, pour obsolète à ses yeux, n'en restait pas moins conséquente et respectable.
Mon père s'est éteint dans la moitié des années quatre-vingt-dix. Le monde auquel il avait longtemps cru participer à la construction s'était déjà passablement délité sous yeux désespérés. Mais il n'avait, heureusement pour lui, pas eu le loisir d'assister à l'éclosion-explosion du phénomène des prédicateurs hallucinés, ayant envahi, depuis, l'espace mental et le champ du discours religieux arabo-musulman, via les chaînes de télé moyen-orientales satellitaires, bientôt relayées par les surpuissants réseaux sociaux.
Qu'aurait-il pensé de celui qui nous explique, en toute sérénité, que le "prêt", à usage sexuel, de son épouse à un voisin "de confiance", par le bon musulman en partance pour un long voyage, est licite?
De cet autre qui exprime, scandalisé, son dégoût ultime des femmes qui se permettent de lécher des glaces en public, alors même qu'elles sont dûment mariées?
Simples vociférations d'ignorants abrutis et lubriques profitant d'une "chaire" illégitimement occupées, me répondra-t-on! Peut-être bien. En attendant, une large partie du "bon peuple", en terre d'islam, est persuadée avoir là affaire à des "érudits".
Mieux: qu'aurait pensé mon père -et toute sa génération- du discours, récemment tenu par le Docteur Ahmed Tayeb, l'actuel Cheïkh d'Al Azhar, sur la légitimité du châtiment corporel infligé par le musulman à son épouse, dans le cas -extrême, évidemment!- où celle-ci n'obtempère pas à ses ordres, après les admonestations d'usage? Rappelons, à ceux qui l'auraient oublié, que la vénérable institution égyptienne est toujours considérée par des millions de musulmans de par le monde, de même que par l'Occident dans sa presque totalité, comme le temple du sunnisme "modéré", par opposition au wahhabisme...
Bel exemple de modération que nous délivrons là à l'humanité! Cette humanité qui avance, à pas de géant -l'Inde, la Chine, la Corée du Sud, pour ne citer qu'eux- dans un monde qui vit, en temps réel, une révolution scientifique aux conséquences aussi extraordinaires qu'imprévisibles -lire, à ce propos, les ouvrages absolument palpitants, essentiels, de Yuval Noah Harari.
Si les grands théologiens musulmans furent qualifiés de 'oulama par leurs contemporains, c'est, tout simplement, qu'ils étaient de véritables savants en leur temps. Oui, les théologiens musulmans du Moyen Age étaient tenus d'étudier, en dehors des sciences de la religion dans toutes leurs complexités, les sciences profanes de leur temps: médecine, mathématiques, physique, chimie, astronomie, etc. Seul le cas de l'étude de la philosophie avait posé problème -mais ceci est une autre histoire...
Et si on essayait de renouer avec cette tradition? Si la formation de nos actuels foqaha -indûment qualifiés de 'oulama- réintégrait l'ensemble des sciences de notre temps? En un mot, si on en faisait de véritables savants?