Sféneje a été la seule pâtisserie que les familles achetaient, parce qu’il faut un certain doigté pour le réussir. Tout ce qui était consommé par les familles était fait maison. Les pâtisseries vendaient du pain, de la viennoiserie et des gâteaux français.
Les familles qui en avaient les moyens achetaient viennoiserie et gâteaux, mais jamais le pain. C’était honteux et signifiait que l’épouse est ma’gaza (paresseuse), fania (fainéante). Aujourd’hui, acheter son pain est courant, surtout en ville. Quant aux gâteaux marocains, les pâtisseries s’en chargent. Ce qui est basique, à base de farine et de beurre ou d’huile, tels les msemen, mlaoui ou harcha, est vendu partout et à des prix défiant toute concurrence.
Partout se sont implantées des échoppes, les mahlabates (crèmeries), qui vendent ces produits. Au petit-déjeuner et au goûter, elles sont assaillies par les clients qui peuvent même consommer sur place, debout sur le trottoir, avec des verres de thé. Ces échoppes préparent, à longueur de journée, lwarqa, feuilles de brique, pour les ménagères qui n’ont ni le temps, ni la dextérité pour le faire, car trop compliquées.
Mais nous remarquons un grand absent dans ce panorama culinaire: le sféneje. Moul sféneje ou safnaje, le spécialiste, une espèce en extinction. Avant, on en trouvait dans tous les quartiers populaires. Aujourd’hui, ils sont rares. Le safnaje a toujours été un homme.
Le sféneje vient du mot arabe isfaneja, éponge. Il serait originaire d’Andalousie où il aurait été si apprécié qu’un poète en disait: «Les boulangers valent autant que les rois». Ce serait au 13ème siècle que le beignet est apparu en France, inspiré du sféneje.
Il existe en Algérie, en Tunisie et en Libye, mais parfois sans être troué au centre. Sa composition est simple: eau, sel, farine blanche, levure, le tout frit dans l’huile. Ni colorant, ni additif, ni arome artificiel. Il est dégusté avec du miel, de la confiture ou du beurre.
La pâte de sféneje est préparée à l’avance, avec de la levure de pain, et doit lever jusqu’à tripler de volume. Pour la réussir, il faut la pétrir longtemps, de façon vive, jusqu’à ce qu’elle ne colle plus aux mains, malgré qu’elle soit très légère. Tout un savoir-faire. C’est ainsi que l’on a des beignets spongieux à l’intérieur et croustillants à l’extérieur.
Sféneje diffère du beignet sucré à la confiture, dont la pâte est solide. On l’aplatit avec le rouleau et on la découpe avec des emporte-pièces. Alors que le sféneje se fait en l’air, entre les doigts du safnage.
Une boule de pâte liquide et collante, à laquelle il donne une forme ronde et la troue au centre pour en faire un anneau souple. Une fois dans l’huile bouillante, l’anneau gonfle et prend une belle couleur dorée qui vous donne l’eau à la bouche.
Moul sféneje est gracieux, assis sur une plateforme élevée pour dominer ses clients, jambes croisées, tablier sur les genoux, face à un grand poêle en cuivre. Il tient une longue broche, tordue à son extrémité pour en faire un crochet, qu’il introduit au centre des beignets pour les retourner ou les sortir.
Il vous donne un zlague: les beignets sont enfilés dans une lanière issue de jride, feuille de palmier. On utilise aussi chrite, une cordelette. Il n’est pas emballé pour le garder croustillant. Le père de famille marchait vers sa maison, un collier de sfénejes se balançant au bout de la main. Aujourd’hui, le zlague et le chrite ont disparu, remplacés par des sachets en papier kraft, que moul sféneje troue plusieurs fois pour éviter que la chaleur et la vapeur qui s’en dégage ne ramollissent les beignets.
Les connaisseurs en mangent mine foume almaqla, directement du poêle, tant qu’ils sont croustillants. Ils connaissent aussi sféneja matfiya, réservée aux clients privilégiés: une fois le beignet cuit, il est écrasé et remis dans l’huile afin qu’il soit encore plus croustillant. Pour les très privilégiés, il y a sféneja matfiya belbaydh: un beignet frit, écrasé, remis dans l’huile avec un œuf au-dessus. Un délice!
Le premier beignet de la journée s’appelle al âabbassya. Il n’est pas vendu, mais offert à un client. Un don porte-bonheur.
Sféneje est aussi la pâtisserie du pauvre. Son prix, un dirham ou moins, est loin de celui des pâtisseries modernes. Moul sféneje existe encore dans les souks. On peut savourer ses produits sous les tentes, assis à même le sol sur lahsira (nattes en feuilles de palmier), accompagnés de verres de thé fumants qui embaument l’air avec takhlita, différentes variétés de menthe: sqa ou bour (irrigué ou non), Meknès, Abdi, Marrakech, Brouje, mlaqqam, fliou… Des variétés impressionnantes!
À Casablanca, près de la garde Casa-Port, demeure un moul sféneje prestigieux. Dans le quartier populaire Derb Sultan, il y avait celui qu’on surnommait Hitler. Les clients, très nombreux à sa porte, levaient haut le bras pour désigner le nombre de beignets qu’ils voulaient, comme un salut nazi.
Sféneje est différent du beignet sucré, appelé «bini» en arabe dialectal. Les vendeurs ambulants crient: bini chooo (beignets chauds)!
Le proverbe dit: drabtih bi sfènej. Tu l’as frappé avec un beignet (tu voulais le réprimander, mais tu lui as fait un cadeau).
Les quelques safnajas qui résistent à la modernité cessent d’en produire pendant le mois de ramadan, pour se convertir en vendeurs de chabbakya, des gâteaux de lanières de farine enroulées savamment, frits, trempés dans du miel et saupoudrés de graines de sésame. Selon les régions, on l’appelle mkharqa, giouwèche, ihlou…
Aujourd’hui, on essaye d’éviter les fritures à cause du cholestérol. Mais quand vous déambulez dans de vieux quartiers ou dans des souks et que l’odeur du sféneje vous saisit par les narines, impossible d’y résister!