Il se dévoile enfin, tel qu’il était, ermite solitaire contemplateur du grandiose océan, du haut de son îlot rocheux, depuis l’ordre donné par le nouveau et très efficace gouverneur de la ville, de détruire les constructions anarchiques bâties par les marchands du temple qui ont élu domicile dans ce spartiate et non moins lucratif lieu de séjour.
Les avis fusent dès lors entre ceux qui veulent ériger la presqu’île en haut lieu de tourisme à la manière d’un Mont-Saint-Michel ou ceux qui veulent en effacer de manière radicale toute coupole ou ce qui est considéré comme une réminiscence païenne.
Sans remonter jusqu’au temps des dinosaures ou à l’âge de la pierre avec l’atlanthrope de Sidi Abderrahman, j’imagine pour ma part tous ces espaces environnants, du temps où régnaient encore, en face de l’Atlantique, la forêt dense, les vergers d’Oulad Jmel, la source d’eau pure (Aïn Diab, Source des Loups, qui se déverse dans le sable après avoir servi au lavage des voitures par les nuées de gardiens) en gommant, tant qu’à faire, ce pont hideux pour ne rendre l’accès possible qu’au gré des marées.
Quel est donc le destin réel de cet homme, surnommé «Moul Mezmar», (l’Homme à la flûte), rebaptisé dans les milieux populaires, «Moul Mejmar», brasero où se mijotent d’étranges préparations?
Originaire de Bagdad au VIe siècle de l’hégire selon les uns, il est identifié, par d’autres, à l’un des membres de la famille Chadili de Rabat, de la lignée des Cherqaoua.
Dans son livre, «Cha’â'ir wa asrâr adrihat Dâr al-Baydâ'» (Rites et secrets des sanctuaires de Casablanca) Mustapha Akhmis nous informe que la ville blanche recèle bien plus d’une trentaine de coupoles de saints, dont au moins trois sont des femmes.
Le saint-patron reste sans conteste Sidi Belyout, que Hachim Maâroufi, auteur d’un fameux ouvrage dédié à Anfa et à la Chaouia, apparente à la tribu berbère zenatienne des Mediouna, alors que Saïdi Regragui le rattache aux moines-guerriers Regraga de la lignée de Sidi Yaâla.
Quant à son surnom, il le devrait à sa capacité d’assujettir les fauves convertis en force sereine, nous plongeant dans une époque où la région était familière de cette faune sauvage, comme l’atteste le témoignage du géographe al-Idrissi et comme le laisse supposer le toponyme Aïn Sba’ (Source aux lions) attribué aujourd’hui à une commune urbaine.
Si la Zaouia de Sidi Belyout avec son vieux palmier se trouvait aux côtés de la muraille de la vieille-ville, elle n’a pas tardé à s’en trouver séparée dans les années 1920 avec la destruction d’une partie des murs d’enceinte pour permettre les travaux du Boulevard du 4e Zouave (actuel Bd. Félix Houphouët Boigny).
Depuis le début de la conquête coloniale au XXe siècle, son périmètre sacré s’était déjà vu réduire comme une peau de chagrin, tandis que le cimetière mitoyen était profané et traversé par un rail de chemin de fer qui transportait les pierres nécessaires aux travaux du port, non sans révolte des populations, aboutissant au débarquement de 1907 sous le commandement de l’amiral Philibert.
C’est d’ailleurs durant le bombardement de Casablanca en cette date, qu’avait été endommagée la coupole, nichée derrière la Sqala, d’une autre figure casablancaise notoire: celle de Sidi Allal Qarouani, arrivé dans la ville selon la tradition, en 1350, à partir de Kairouan, sous le règne du sultan mérinide Abou-l-Hassan Ali.
Rien que dans la médina, cernée alors par ses remparts protecteurs, plusieurs autres saints marquent de leurs noms des places, des édifices ou des artères.
C’est le cas pour Sidi Fateh, qui se vouait à l’enseignement des préceptes de la religion dans la mosquée au sein de laquelle il fut inhumé ou pour Sidi Bousmara auquel la légende prête d’avoir fait jaillir avec son bâton, une source d’eau vive, tandis que les clous associés à ses récits de vie sont plantés par les visiteurs près de son mausolée, entouré d’arbres centenaires dont un majestueux figuier banian.
Que dire de Lalla Taja, inhumée place de Belgique, considérée comme la protectrice des femmes et des orphelins et qu’on dit avoir entretenu des liens, voire une romanesque idylle, avec un employé du consulat belge, l’exposant à l’excommunication!
Mais c’est sans doute extra-muros que le nombre de sanctuaires explose, en osmose avec ce qui étaient des espaces infinis et une nature vierge, gagnés depuis par le béton: Sidi Mhammed Mers Soltane dans l’actuel boulevard Abdelmoumen, Sidi Mohamed Moul Sebiane au boulevard Ghandi, Sidi Bouguedra au quartier de la Villette, Sidi Ahmed Zeriab à Lehjajma, Lalla Zohra Loqri’a, donnant son nom au célèbre marché…
Un peu plus loin, dans ce qui était la banlieue de Casablanca, là où c’était l’espace privilégié de fertiles terres agricoles et de jardins maraîchers, ce sont des noms connus de tous, assignés souvent à des quartiers entiers ou à des communes urbaines: Sidi Maârouf, de la lignée des Maâroufi de Ben Ahmed, déplacé depuis le cimetière de Sidi Belyout où il reposait avant 1907, Sidi Messaoud (dit, Moul Taddart) appartenant aux Oulad Haddou, Sidi el-Bernoussi, réminiscence probable du séjour en ces contrées du grand mystique de la tribu Branès, connu également sous le nom d’Ibn Zerrouq.
Sidi el-Khadir porte, quant à lui, le nom de l’énigmatique personnage cité dans le Coran, appelé el-Khidr, «le Vert», doté de science ésotérique et symbole même de la connaissance et de l’initiation spirituelle.
Enfin, Sidi Moumen (Moul Lehnech) aurait eu l’art et le don de charmer les serpents avant de s’imposer comme un guérisseur adulé, doté de l’emblème antique de la science, celui de l’Asclépios grec (Esculape des Romains) dont la médecine universelle a fait son emblème et son caducée, baguette et arbre de vie sur laquelle s’enroule, en parfait équilibre, un serpent.
Avec tout cela, comment démêler la part de l’histoire et la part de la fable et pourquoi donc s’évertuer à vouloir percer les mystères insondables?
Face à une identité en dérive et au tumulte de la vie moderne, ma seule vanité est de vouloir marquer une halte au plus près de l’âme de Casablanca avec, pour témoin, la mémoire de ses saints.